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Face aux enjeux environnementaux, le secteur de la tech doit relever trois défis majeurs : mesurer ses impacts, s’employer à les réduire, et communiquer sur ses engagements sans greenwashing. Un article disponible également en version audio.

Un acteur du numérique sur dix seulement calcule aujourd’hui son empreinte carbone. C’est le résultat le plus marquant du sondage réalisé en janvier 2021 par Happydemics pour l’Interactive Advertising Bureau France (IAB) auprès des 150 adhérents de ce syndicat regroupant les acteurs de la chaîne publicitaire du numérique - agences, régies, trading-desk ou ad tech. Près de la moitié des répondants indique n’avoir nullement l’intention de le faire, tandis que plus d’un quart l’envisage mais ne sait pas par où commencer. 16 % ont prévu de le faire, et savent comment procéder.

Si ces chiffres montrent une certaine prise de conscience des enjeux, ils révèlent aussi l’ampleur du chemin à accomplir. Car sans mesure de l’impact environnemental, comment agir pour le réduire? « Aujourd’hui, on est dans la même situation que quelqu’un qui voudrait faire un régime sans avoir aucune information sur l’apport calorique des aliments », souligne Pierre Harand, partner à Fifty-Five, dont la société a pris le sujet à bras-le-corps en publiant une étude sur l’empreinte carbone d’une campagne digitale fictive [lire pages suivantes].

Face à cette situation, les organisations professionnelles sont passées à l’action. « C’est un sujet que nous prenons extrêmement au sérieux », note Arthur Millet, directeur général de l’IAB France, pour qui « faire des efforts pour limiter l’empreinte carbone devrait nous permettre d’avoir une publicité plus efficace et dans des environnements plus qualitatifs ». L’IAB a initié avec une autre organisation professionnelle, le Syndicat des régies internet (SRI), un groupe de travail pour parvenir, avant la fin de l’année, à l’adoption d’un référentiel unique destiné à devenir, une fois validé par l’ensemble des acteurs et notamment l’Union des marques (UDM), « le référentiel de la publicité digitale ».

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Le SRI a avancé de son côté, publiant en octobre 2021, avec l’aide de l’agence Sidièse et du cabinet BL Évolution, son propre « guide méthodologique » de la mesure d’impact carbone de la diffusion des campagnes digitales. Ce référentiel n’est toutefois qu’une méthode de calcul répartissant les différentes sources d’émissions de gaz à effet de serre (GES) au cours de la diffusion d’une campagne. Une fois ce référentiel adopté, il restera à s’entendre sur les données que l’on utilise pour effectuer le calcul lui-même. L’objectif, à terme, est de parvenir à la même façon de calculer en utilisant les mêmes données.

L’initiative du SRI est louable car elle a servi de cadre à certains acteurs pour lancer leur propre calculette, à l’instar des régies du Monde, du Figaro, des Échos et du Parisien, qui se sont associées dans un outil commun [lire pages suivantes]. Depuis décembre, l’Association des agences-conseils en communication (AACC) met pour sa part à disposition de ses adhérents un référentiel de calcul carbone conçu avec EY (ex-Ernst & Young). « 80 % du marché, ce sont des TPE ou PME qui ont besoin d’être accompagnées », note Caroline Darmon, vice-présidente de la commission RSE de l’AACC et directrice RSE à Publicis France.

Toutes ces initiatives interviennent alors que les pouvoirs publics ont mis la pression sur les différents acteurs économiques en promulguant l’an dernier la loi Climat et résilience. « Son article 2 invite tous les secteurs d’activité à réaliser des expérimentations d’affichage environnemental. Cela veut dire que demain, cela deviendra une contrainte et que, par exemple, lorsqu’on produira un site web, il faudra lui associer une sorte de nutriscore qui ne parlera pas de quantité de protéines mais d’émissions de gaz à effet de serre ou d’épuisement des ressources naturelles », avertit Frédéric Bordage, fondateur du collectif Green IT, qui s’intéresse au sujet de l’impact du numérique depuis 2004.

Seize crises environnementales

Ce pionnier plaide lui aussi pour cette évidence : pour réduire les impacts, il faut commencer par les quantifier. Son collectif commercialise depuis février une base de données, NegaOctet, qui se fait fort d’aider à mesurer l’impact environnemental de la communication numérique, que cela soit pour un site web, une application ou une campagne sur le web. Pour ce partisan d’une approche multicritères basée sur l’analyse du cycle de vie (ACV), ceux qui se cantonnent à parler d’empreinte carbone ont déjà « un train de retard ». « Le dérèglement climatique dû à l’émission de GES est peut-être la crise la plus médiatique mais, au total, le numérique contribue à seize crises environnementales majeures, comme l’eutrophisation, l’acidification des océans, l’épuisement des ressources abiotiques… », pointe Frédéric Bordage, citant à titre d’exemple la production d’une barette-mémoire de 2 grammes, qui nécessite pas moins de 32 litres d’eau.

Quel que soit le périmètre des impacts que l’on prend en compte, il y a, en tout cas, urgence à agir. C’est l’avis de Yoni Lawson, un expert de l’agence Edelman, qui accompagne des marques du secteur tech depuis quinze ans. « Si l’industrie ne crée pas un référentiel unique, il y a de grandes chances que le régulateur le fasse et mette en place des contraintes plus importantes que si elle avait pris le sujet à bras-le-corps », estime-t-il.

Sans attendre l’émergence d’un outil de mesure commun, certains acteurs ont d’ores et déjà commencé à chercher à réduire leur impact, comme Criteo. Cette licorne française aux 2 milliards d’euros de chiffre d’affaires et bientôt 3 000 employés diffuse 1,7 trillion de publicités par an, soit 50 000 par seconde dans le monde entier. « La gestion des données constitue notre plus gros impact carbone », remarque Nicolas Rieul, directeur général de Criteo pour la France et vice-président Europe de l’Ouest. Criteo compte onze data centers dans le monde et l’entreprise a pris depuis 2016 des mesures pour réduire leur impact. Parmi elles, leur extension de garantie portée de trois à cinq ans, ce qui se traduit par un allongement de leur cycle de vie et donc la réduction de leur impact environnemental. Depuis l’an dernier, 99,7% de l’énergie qu'ils utilisent est aussi décarbonée. « Nous arrivons à faire baisser notre empreinte carbone alors même que notre activité augmente grâce au déploiement de nouveaux serveurs plus efficients », remarque Nicolas Rieul.

Autre exemple avec Snapchat, qui compte 18 millions d’utilisateurs par jour en France. « Tous les efforts que nous faisons vont dans le sens de la réduction de notre empreinte », note Emmanuelle Asseraf, directrice des agences médias chez Snapchat. L’an dernier, la consommation d’énergie a été ainsi réduite de 10 % lors de l’envoi d’une photo via Snapchat et de près de 50 % sur iOS pour un message dans le chat. La société californienne revendique sa neutralité carbone et vise à terme la négativité carbone, prévoyant de compenser davantage qu’elle ne consomme. Des acteurs du cloud comme Platform.sh (lire pXX) démontrent eux aussi qu’il n’est pas toujours nécessaire d’opter pour une infrastructure plus gourmande pour rendre un site plus efficace.

Vidéos énergivores

Dans l’étude menée par Fifty-Five, les auteurs prouvent qu’il est possible de réduire drastiquement son impact carbone en jouant sur la résolution et la durée des vidéos, le format le plus énergivore du web. « Il faut aussi éviter l’autoplay, et réduire le son des vidéos », note Yoni Lawson, chez Edelman. Pour lui, la solution ne peut pas être tout entière dans la compensation ou l’innovation. « La sobriété numérique va devenir une part importante du sujet », anticipe-t-il. Il est possible aussi d’actionner le levier de l’éco-conception. Dans son observatoire de l’impact des marques, l’agence Big Youth montre qu’une refonte de site, sur la base des nouvelles normes d’éco-conception, permet de se retrouver rapidement classé parmi les plus vertueux. Tous ces standards d’éco-conception ont été formalisés par le collectif Green IT dans un recueil de 115 bonnes pratiques disponible gratuitement.

Le dernier enjeu a trait à la façon dont les entreprises vont communiquer autour de leurs engagements. En effet, « une fois qu’elles auront mesuré, réduit, éco-conçu, toutes les entreprises auront envie de communiquer », prévoit Frédéric Bordage, de Green IT. Mais nombre d’entre elles craignent de se faire taxer de greenwashing en prenant la parole, ou tombent dans ce travers à leur insu. L’établissement de normes, à l’instar de l’outil que prépare Green IT avec l’AACC pour les sites web, peut apporter une solution. « Il s’agira d’une déclaration environnementale d’éco-conception qui permettra de communiquer sur la démarche associée à son site web », précise Frédéric Bornage. Dans le même esprit, l’agence Razorfish a créé avec cet expert un écoscore, qui classe les sites ou les parcours web selon leur impact environnemental. De quoi pouvoir communiquer, là aussi en toute objectivité, sur la réalité de ses engagements pour la planète.

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