À même pas 30 ans, Raphaël Llorca a déjà publié « La Marque Macron » et « Les Nouveaux masques de l’extrême-droite ». Expert associé à la Fondation Jean-Jaurès depuis 2020, il sort un ouvrage dense et passionnant, « Le Roman national des marques. »

Pouvez-vous définir en préambule le terme de « roman national » ?

Raphaël Llorca : La définition communément admise du roman national, c’est de dire qu’il s’agit de la narration romancée que se fait une nation d’elle-même. C’est la définition courte qui date de 1992, de la conclusion des « Lieux de mémoire » de l’historien Pierre Nora. À travers le roman national, on va identifier des dates, des héros, des moments historiques ou des référentiels culturels qui font nation et qui font du commun. Ce qui m’intéresse dans cette notion de roman national, c’est que, pendant très longtemps, il a été le monopole d’une certaine élite intellectuelle et politique : celles et ceux qui avaient la légitimité de porter un discours sur la France, c’étaient au fond les grands écrivains, les grands historiens et les grands hommes d’État.

Ce qui me semble extrêmement neuf dans notre vie contemporaine, c’est que d’autres acteurs qui n’avaient pas forcément cette légitimité culturelle s’emparent de ce discours sur la France. Et parmi ces nouveaux acteurs, il y a les marques commerciales.

Vous parlez de l’appauvrissement des imaginaires…

Nous avons mené une enquête avec l’institut IFOP qui posait la question suivante : qui, selon vous, raconte la France aujourd’hui ? Nous avons proposé une liste de 10 types d’acteurs : les écrivains, les hommes et femmes politiques, les marques, les intellectuels, les artistes…

Jérôme Fourquet [directeur du département Opinion à l’IFOP] a proposé que nous ajoutions une onzième catégorie : « Personne » . Eh bien, c’est cette catégorie « personne » qui est arrivée en premier ! La perception écrasante dans toutes les catégories socio-professionnelles et socio-démographiques, c’est qu’il y a un déficit de conteur national. Le deuxième enseignement, c’est le déclassement symbolique majeur du politique : seuls 11 % des Français estiment que le politique est en capacité de raconter la France.

Donc la thèse, c’est que s’est cristallisée ce que j’appelle une nouvelle géographie narrative, avec de nouveaux conteurs nationaux qui se sont arrogé la capacité à porter un récit particulier sur le pays et sur ces grandes questions qui nous travaillent : qu’est-ce qu’on a à faire encore ensemble ? Qu’est-ce qui nous fracture ?

Pourquoi cette perte de terrain narrative du politique ?

Les politiques se sont mis à faire du marketing et les marques se sont mises à faire du politique, dans une espèce d’inversion des rôles.

J’ai montré dans un précédent ouvrage [La marque Macron] que le Président avait utilisé les codes de construction narrative et esthétique de la marque pour conquérir le pouvoir. Je crois que le politique est tombé dans l’un des pièges du marketing : la segmentation. Le problème, c’est que ce faisant, le politique s’est mis à s’adresser, lui aussi, à des segments de population, visant les jeunes, les moins jeunes, les catégories populaires, mais on oubliant, en toile de fond, ce qui forge de manière beaucoup plus globale la France et les Français. Je vois un lien direct entre cette logique marketing du politique et l’archipélisation de la société française décrite par Jérôme Fourquet - cette idée selon laquelle la société serait composée d’îlots qui auraient pour vocation à s’éloigner inexorablement les uns des autres.

Je suis frappé de la langue morte qu’est devenue la politique, avec cette façon de concevoir l’exercice de la politique comme extrêmement codifié, extrêmement convenu avec des éléments de langage, une langue très technocratique, très jargonneuse, avec des déplacements vus et revus au chevet de la France qui se lève tôt, à Rungis, en visite à un commissariat au moment d’une échauffourée. Tout ce qui pouvait constituer Paul Ricoeur par « une métaphore morte » - une métaphore qui à force d’être utilisée s’effiloche.

En revanche, les marques sont en miroir quand elles s’intéressent à la chose politique. Elles ont compris qu’elles devaient utiliser un discours national qui ne sente pas le réchauffé, qui ne sente pas cette forme de catéchisme républicain, auquel le politique cède souvent - par paresse ou par ce manque de travail auquel le politique cède souvent -, avec cette façon de répéter des mots et des imaginaires sur la République, sur la France, qui ne correspondent plus au monde contemporain.

Et la première à embrasser ce nouveau roman national, ça a été… McDo ?

J’ai voulu définir à partir de quel moment la France ne constituait plus simplement le décor ou l’arrière-fond du discours publicitaire. Je m’attendais à tomber sur des marques du service public, SNCF, La Poste, EDF…

J’ai consulté beaucoup de livres d’histoire, des publicitaires, qui m’ont dit que les marques de services publics voulaient d’abord insister sur le service et que l’aspect « France » était considéré comme un « asset » acquis. Je suis tombé avec stupeur sur cette espèce de trouvaille : la première marque qui a compris qu’elle devait porter un discours valorisant le modèle culturel français, c’est une marque étrangère, une marque qui symbolise à elle seule la globalisation américaine. C’est McDonald’s. Lorsque José Bové démonte le McDonald’s de Millau en 99, c’est la panique dans l’état-major de la marque qui se rend compte, test qualitatif à l’appui, que la greffe américaine est en train d’être rejetée dans la société française. La stratégie de marque proposée à l’époque, c’est une stratégie d’intégration à la société française. Il fallait rompre avec ce modèle monolithique qui était celui de McDonald’s, lequel avait fondé toute sa puissance sur une promesse de réassurance : que vous soyez à Shanghai, Berlin ou San Francisco, vous trouvez exactement le même produit et le même service.

McDo a fini par comprendre qu’il fallait au contraire avoir une stratégie multi-locale et que pour se faire accepter la société française, il fallait qu’ils soient patriotes pour nous dans un moment où, on le sait, notre rapport collectif à la nation est assez névrotique… D’où cette campagne publicitaire assez géniale, « Né aux États-Unis, Made in France » d’Euro RSCG : c’est au fond une marque américaine qui déclare son amour ou qui déclare sa flamme à ce qui constitue l’esprit français.

Vous évoquez également Nike…

On l’a vu, le roman national des marques n’est pas forcément simplement porté par des marques françaises mais aussi par des marques étrangères. Comme Toyota ou comment s’imposer en tant que constructeur automobile japonais au pays qui a inventé l’automobile et bien précisément en devenant extrêmement patriote : le constructeur a fait chanter la Marseillaise par des bruits de mécaniques dans un de ses spots publicitaires pour l’ouverture de l’usine de Valenciennes en 1997 et est devenu la marque de voiture officielle de l’équipe de France de football depuis maintenant une quinzaine d’années.

Et qui a frappé un grand coup de spot publicitaire lors des Coupe du Monde ou des Coupes d’Europe ? Effectivement Nike. Et l’un des paradoxes, c’est que ce soit une marque américaine globale, [avec un spot réalisé par l'agence Leg], qui a réussi à produire l’un des romans nationaux les plus justes sur la société française. Je pense au spot « Vive le football libre ! » qui date de 2011, dans un moment où Nike devient l’équipementier officiel des maillots de l’équipe de France de football, soit quasiment un drapeau national bis. Dans ce spot Nike a cette idée créative absolument géniale : faire lire l’acte 1 scène 4 de Cyrano de Bergerac, qui fait partie de notre patrimoine culturel et littéraire national. Cyrano de Bergerac, qui par ailleurs, est peut-être l’une des figures qui incarne le plus l’esprit français - cette forme de panache, d’amoureux transi, de bagarreur, de poète, tout ça à la fois… Faire lire du Cyrano de Bergerac, le patrimoine littéraire ancien, à Oxmo Puccino, ce rappeur franco-malien qui va le slamer, c’est la France dans ce qu’elle a, à la fois, de plus attachée à sa tradition et en même temps une forme de nouvelle diversité. Pour moi, c’est le contraire type de la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde de rugby, dans laquelle on est dans un village des années 50 et exclusivement là-dedans.

Quel est le roman national véhiculé par les marques ?

Je trouve qu’il y a trois spécificités dans le roman national proposé par les marques, qui le distingue nettement de celui proposé par les politiques. Les marques font la démonstration qu’on a encore des choses à faire ensemble et c’est ça que je trouve extrêmement puissant. Le spot publicitaire qui l’incarne le mieux, c’est RTL, « Ce qui nous rapproche est plus fort que ce qui nous éloigne », qui met en scène de personnes qu’a priori tout oppose : cette caricature de jeune femme bobo CSP + parisienne en déplacement professionnel qui tombe en panne à la campagne et ce dépanneur qui vient la chercher, lui aussi une forme de caricature du rural un peu bourru, un peu grossier etc. Au début, évidemment, tous les oppose se détestent et en fait, ils se rendent compte qu’ils rient aux mêmes blagues de Laurent Ruquier sur les Grosses Têtes sur RTL. Le deuxième exemple que j’avais en tête, c’est la campagne Intermarché sur l’inflation. On est dans un dock près du Havre. Un homme vient tous les jours au boulot avec son repas dans un Tupperware, le met au frigo au travail mais son repas disparaît. Il découvre que c’est le fait d’un de ses jeunes collègues… On pourrait conclure à une forme de friction, de tension, de conflit mais le message véhiculé par Intermarché est au contraire un message de solidarité : le lendemain que fait cet employé qui s’est fait voler tous les jours son repas ? Il vient avec deux repas. Tout cela consiste à dire que dans les moments les plus difficiles les liens qui nous fédèrent sont plus forts.

La deuxième spécificité du roman national proposé par les marques, c’est la tonalité, c’est qu’à l’inverse d’un discours politique sur la nation, il y a une forme de d’enthousiasme et une tonalité éminemment positive. Le meilleur exemple, c’est La FDJ et « Voir la France gagner ». Ce n’est pas anodin de voir un émetteur qui, dans le discours public, revendique cette France qui gagne.

Le dernier élément c’est la créativité, qui en miroir de cette langue morte politique, renouvelle profondément l’imaginaire national. Dans son spot publicitaire « Hexagonal » pour la SNCF, on évoque le maroilles et on est immédiatement projeté dans un imaginaire du Nord qui parle… Quand Renault met côte à côte les Barbapapa, les tableaux de Monet et Jamel Debbouze en disant « C’est ça la France », le tout sur une musique de Michel Polnareff remixé, on a quand même l’idée que la France a ce génie d’articuler des univers culturels extrêmement bigarrés.

Vous défendez également une thèse assez originale : les marques du XXIe siècle seraient les romans du XIXe siècle…

J’ai voulu me poser la question de la place et du rôle du discours des marques dans le quotidien des Français en essayant de dépasser l’approche uniquement économique et commerciale pour s’intéresser à sa fonction plus culturelle. La thèse que j’essaye d’avancer, c’est que les marques au XXIe siècle jouent le rôle des romans populaires du XIXe siècle. Une chercheuse au CNRS qui s’appelle Anne-Marie Thiesse qui a consacré sa thèse de doctorat à l’étude de ce qu’elle appelait les « faubourgs de la littérature ». C’est cette idée selon laquelle, aux côtés des grands textes de littérature française, des Victor Hugo, des Flaubert, des grandes poésies de Lamartine etc., ont existé de manière assez invisible aujourd’hui, dans le quotidien des gens des classes populaires de l’époque, toute une myriade de romans, souvent publié dans les journaux sous la forme de feuilletons, qui ont ensuite donné lieu à des livres imprimés mais qui occupaient une place centrale dans l’imaginaire de l’époque. Citons « Ces Dames au Chapeau vert » de Germaine Acremant, « La Saga des Thibault » de Roger Martin du Gard ou « Les Allumettes suédoises » de Robert Sabatier. Des romans qui ne sont pas restés dans les annales littéraires, mais qui sont pour autant très importants, parce qu’au-delà des intrigues littéraires qu’on pouvait trouver sans intérêt, se donnaient à voir les angoisses lancinantes, les grandes préoccupations contemporaines de l’époque.

Entre publicité et roman populaire, les marques ont cette capacité à parler avec dignité des petites choses du quotidien. Parler de l’amour, par exemple, comme dans ce spot Lacoste avec Édith Piaf. J’ai également adoré les départs en vacances ou les déménagements racontés par Le Bon Coin, les tutos de mamie pour apprendre à déboucher son siphon par la marque La Compagnie des déboucheurs…

Aujourd’hui, il me semble que c’est à la publicité aussi qu’on se réfère pour constituer son système de valeurs et son système de morale. C’est la grande thèse d’Emmanuele Coccia, philosophe, dans son livre « Le Bien dans les choses », cette idée qu’on projette aujourd’hui dans nos imaginaires de consommation les règles de bienséance. Les marques ont un rôle à jouer dans cet élargissement des règles morales de notre époque. Le dernier élément, c’est cette capacité d’une marque à incarner ce que les Allemands appellent le Zeitgeist, à peser sur l’esprit du temps et à imposer un nouveau référentiel moral.

Vous parlez également de « clivage branding ». Qu’entendez-vous par là ?

Quelle est la fonction jouée par le discours des marques sur ce qu’on appelle communément les fractures françaises, c’est-à-dire les grands sujets de préoccupation qui divisent traditionnellement les Français ? La première fonction jouée par les marques qui me semble très importante, c’est la fonction de porte-voix. C’est-à-dire des marques qui mettent à l’agenda des préoccupations, des besoins des angoisses ressentis par la population mais qui ne trouve pas d’expression dans le monde médiatique ou dans le monde politique.

L’exemple parfait c’est la façon dont par exemple Carrefour, le premier, a compris qu’il y avait un sujet de précarité menstruelle, que de jeunes étudiantes, pour des raisons de financières ne pouvaient plus payer de serviettes de protection hygiénique. Ils ont proposé tout un programme à destination de ces étudiants de rabais de promotion et dans un deuxième temps seulement le ministère de l’enseignement supérieur de l’époque tenu par Frédérique Vidal a pris le relais. C’est dire le rôle de la grande distribution.

Une deuxième fonction que je trouve très intéressante, c’est la fonction que j’appelais les « lampistes » : ce sont ces marques qui cherchent à éclairer différemment le réel. Pour moi la campagne publicitaire qui est la plus merveilleusement réussie, c’est la campagne du VTC Heetch sur les banlieues. Disant que 80 % de leur trajet sont soit à destination soit en provenance d’une ville de proche banlieue parisienne, ils ont voulu s’attaquer à ce qui constitue l’un des points les plus les plus angoissants de l’imaginaire collectif et peut-être qui souffre le plus d’une représentation stigmatisante de leurs espaces, c’est-à-dire les banlieues. En voix off, Heetch a compilé des vrais extraits de commentaires médiatiques sur les banlieues, des espaces sans âme où naissent les germes de la violence où tout n’est que désespérance, chaos et violence. Et à l’inverse en images, ils mettent le contrepoint, c’est-à-dire qu’il donne à voir une image de créativité folle de ces espaces de banlieue, de solidarité, de joie, de vie. En signant ensuite « Le VTC qui va plus loin que les stéréotypes ». Voilà une marque qui cherche explicitement à renverser une représentation dominante d’un sujet éminemment politique qui est celui des banlieues, d’autant plus après les émeutes urbaines.

La troisième fonction, c’est la fonction d’adoucissant. J’ai été frappé de la façon dont on n’est pas dans les marques qui clivent mais dans les marques qui cherchent à décliver des sujets-clés.

On le sait l’alimentation cristallise beaucoup de ces fractures. Véganes, non-véganes, les interdictions liées à des pratiques religieuses… La campagne de Buzzman pour la marque La Vie qui vend du lardon végétal est l’une de ces grandes campagnes publicitaires en disant, « C’est un juif, un viandard, un musulman et un végan à la même table et ce n’est pas une blague ». La marque va remettre autour de la table des gens qui pouvaient en être séparés. On va adoucir cette question de l’archipélisation alimentaire. Ces marques se situent résolument dans une logique de déclivage et peut-être que mon appellation de « clivage branding » est fausse de ce point de vue là c’est au contraire du « déclivage branding ».

Quels sont les effets politiques de ce roman national des marques ?

Je vois potentiellement une capacité des marques à porter un discours enthousiasmant sur la France en s’adressant à des catégories de populations qui ont, pour certaines d’entre elles, décroché du discours politique. En revanche, je m’inquiète de l’installation d’une forme de concurrence entre les marques et le politique qui n’est pas une concurrence frontale puisque les marques n’ont pas vocation à s’engager dans une quelconque élection locale ou présidentielle.

Et il me semble qu’il faut être extrêmement attentif à cette forme de concurrence déloyale qui est en train de s’installer, parce qu’il s’agit bien d’une concurrence déloyale. Quand Michel-Édouard. Leclerc dit « Moi, demain, j’appuie sur un bouton et 400 produits de première nécessité sont bloqués pour faire face à l’inflation », on installe l’idée selon laquelle la politique, ce serait aussi facile. Alors qu’en réalité, il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton pour rebâtir un système de santé qui fonctionne, faire régresser les inégalités, faire fonctionner l’école etc. Pour reprendre les mots d’un politologue que j’aime beaucoup, Benjamin Barber, le capitalisme nous désaculture à l’exigence de la démocratie…

Le deuxième effet dangereux que je vois, c’est le fait que le discours publicitaire s’empare de concepts politiques majeurs comme ceux de la liberté et de la révolution pour le détourner de leur sens politique, citoyen, civique. Comment est-ce que le citoyen pourrait s’inquiéter d’un recul des libertés publiques alors qu’il est intimement persuadé d’en faire quotidiennement l’expérience de cette liberté de consommer avec sa carte bleue ? Donc je trouve que là, il y a matière à réfléchir sur cette récupération de termes politiques de la part de marques qui en évite le sens politique pour n’en garder que le sens marchand…