Hommage
L'annonce a endeuillé le monde publicitaire : CLM BBDO va fermer ses portes dans l'Hexagone. Membre du réseau BBDO Worldwide (Groupe Omnicom), l'agence a été mortellement touchée par la perte du budget Mars en France en début d'année, puis la crise du Covid... Des voix s'élèvent pour déplorer la disparition d'un fleuron créatif français. Voici l'histoire de CLM BBDO, par celles et ceux qui l'ont connue - et aimée. Partie 1 : les années Philippe Michel (1973-1993).

1973 – 1993 : les années Philippe Michel 



- CLM, les débuts  



Pierre Berville, cofondateur de l'agence Callegari Berville et auteur de J'enlève le haut. Les dessous de la pub à l'âge d'or (Editions Aquilon) :  

«CLM, c’était l’université de la pub créative. J’y suis passé deux fois, en 1974, puis je revenu en 1981, au moment de la pub Myriam. Je me souviens de l'omniprésence de Philippe Michel, qui était à l’agence comme à la maison. On sentait également la présence forte des deux autres fondateurs de l’agence, Allen Chevalier et Jean-Loup Le Forestier. C’était une petite famille: une quarantaine de personnes. L’ambiance était très amusante, avec une allégresse très particulière, a l’instar de que l’on retrouve peut-être au MIT ou dans certaines start-ups : des gens intelligents et talentueux à chaque coin de couloir. On n’avait peur de rien, on se moquait de tout le monde.»



Benoît Devarrieux, ex-président de Devarrieuxvillaret, président des Ateliers Devarrieux :  

«Lorsque je suis entré chez CLM en 1977-1978, CLM, c’était l’agence la plus hot, la plus incroyable, la plus intelligente, la plus en phase avec la société. Les locaux de l’agence se situaient alors Avenue des Ternes.» 



- Un mode de recrutement hors norme :  



Pascal Grégoire, ex-coprésident de La Chose, publicitaire et écrivain :  

«Je suis né chez CLM et je suis né par CLM. En 1986, je sortais du Celsa et je me suis dit : quitte à aller dans la pub, autant travailler dans la meilleure agence de Paris. Je me suis retrouvé commercial avenue des Ternes, mais l’envie de création me titillait... Il fallait d’abord être coopté par les créatifs, ensuite Philippe devait donner son feu vert. Je me suis retrouvé dans son bureau et je lui ai dit : "Je suis chef de pub, mais je veux bien redémarrer tout en bas en tant que créatif et ne pas être payé". Philippe m’a répondu "Mais tu es fou !". Quelques jours après, j’avais mon bureau de l’autre côté de la cour, dans le “Gymnase” : c’est ainsi que l’on appelait le bâtiment des créatifs. Un jour, nous avons organisé une bataille d’eau : Philippe Michel est arrivé sur la pointe des pieds, a ouvert la porte et esquissé un grand sourire. C’était tout lui.» 



Capucine Chotard, conceptrice-rédactrice :  

«J’ai été embauchée par Philippe Michel en 1989. Mais avant cela, il fallait que les créatifs vous choisissent... Rencontrer Philippe Michel, c’était hyper impressionnant, comme de voir Brando se retourner à la fin d’Apocalypse Now! Sa philosophie, c’était, comme il disait, de “mettre les piranhas dans le même bocal” : on regardait et on jaugeait les créations de toutes les équipes. C’était formidable. » 



- La méthode Philippe Michel 



Benoît Devarrieux : «Dans un métier où l’on trouvait quand même 80 % d’abrutis, Philippe Michel était éblouissant, notamment par sa manière de verbaliser de manière lumineuse la pub et son impact sur la société. Il se réclamait du principe de la maïeutique : c’était un accoucheur.» 



Nicolas Bordas, Vice-Président International TBWA\Worldwide et Membre du Board de Omnicom Europe : «Philippe Michel exerçait une autorité socratique ("Qui m’aime me suive") transmettant sa manière de voir le monde de manière purement orale (d’où le livre écrit par Anne Thévenet-Abitbol, “C’est quoi l’idée ?” sur la base d’interviews, publié de manière posthume). Il ne disait jamais à un créatif, “C’est quoi ton film ou ton affiche ?”, mais “C’est quoi l’idée ?". Il pensait qu’il fallait communiquer avec les consommateurs en sollicitant leur intelligence et en leur laissant faire une partie du chemin, pour provoquer ce qu’il appelait un "coït des neurones". Comme dans la campagne «Merci qui ?», affiche sans logo ou le consommateur devait deviner lui-même qu’il s’agissait de Mamie Nova.» 



Anne Thévenet-Abitbol, directrice de la prospective et des nouveaux concepts chez Danone Group : «Philippe Michel se définissait comme iconoclaste, mais il avait une vision quasi messianique de son métier de publicitaire. Il estimait qu’on venait déranger les gens et que la moindre des choses étaient de les considérer comme intelligents, d’entrer en relation avec eux et de les faire réfléchir plutôt que de leur asséner les choses. En plus de son leitmotiv, "C’est quoi l’idée ?" - question à laquelle il fallait répondre rapidement et clairement sans quoi on repartait travailler - , il disait aussi souvent : «Ton monde intérieur est grand, fais-lui confiance». Je ne peux pas dire que Philippe Michel était un publicitaire. C’était un créateur. On n’avait pas l’impression de faire de la publicité, mais de raconter des histoires.» 



Pierre Berville : «Il croyait au don, Philippe. Il ne mesurait pas la qualité du travail aux efforts fournis, à l’exécution... Il faisait confiance aux gens qu’il avait choisis.»  



Marie-Pierre Benitah, fondatrice de Marystone : «Lorsque je suis entrée chez CLM, en 1991, on trouvait, aux côtés de Philippe Michel, les DG Fanny Vielajus, élégante, intelligente, aérienne, et Alain Poirée, qui, tout comme Philippe, était un intellectuel : il a tout de suite voulu me faire lire L’Intelligence de la publicité de Georges Péninou, le créateur de la sémiologie publicitaire... L’idée, c’était évidemment l’obsession de Philippe : alors que j’étais jeune chef de pub sur Total, il me demandait : «T’as écouté la radio ? Qu’est-ce que ça t’a donné comme idée sur Total ?» 



Capucine Chotard : «Philippe Michel nous avait organisé des réunions où il avait fait venir un général de l’Armée de Terre, en nous disant : "Aujourd’hui, on va vraiment parler de stratégie, de stratégie militaire !" Ca le faisait poiler de voir nos têtes ébahies...» 



- Le planning au cœur 



Pascal Grégoire : «Philippe, selon moi, ce n’était ni un créatif, ni un commercial, c’était avant tout un très grand planneur stratégique.» 



Nicolas Bordas : «Le secret de CLM résidait dans l’art de Philippe de valoriser et protéger les créatifs mais aussi dans l’incroyable qualité du planning stratégique piloté par Fanny Vielajus, qui a vu passer et a formé un très grand nombre de grands planneurs et planneuses stratégiques du métier : Céline Balavoine , Edwige Blanc, Laurent Abitbol, Anne Thévenet (aujourd’hui chez Danone et qui a écrit le livre C’est quoi l’idée), Elisabeth Laville (Utopies), Jérome Guilbert (Dircom de Sciences Po)… » 



Benoît Devarrieux : «Philippe Michel, c’était le planneur stratégique d’Apple ! C’était l’interlocuteur privilégié de Steve Jobs, il était dans l’avion en permanence... A l’époque [où sortent les campagnes de lancement du Macintosh puis «L’Héritier» NDLR], il a conçu les relations d’Apple avec les consommateurs telle qu’elle demeure aujourd’hui. Ni plus, ni moins.» 



Anne Thévenet-Abitbol : «CLM était l’agence dont le planning stratégique était le plus étoffé : nous étions dix, nous avions tous moins de 30 ans, nous circulions partout en bande dans l’agence, c’était  enfantin et joyeux à la fois.» 



Fanny Vielajus, ex-DG de CLM et présidente de Let’s Be ! : «Philippe poussait les marques à s’assumer, à prendre la parole dans l’espace public. Aujourd’hui, son intuition se confirme partout, alors que l’on cherche le “purpose” des marques...» 



Anne de Maupeou,  chief creative officer Publicis France : «L’école CLM, c’est le planning stratégique. L’insight parfait. Et du coup, la réponse. Brillante. Adaptée. Pile au bon moment. L’art de saisir les signaux faibles, aussi.» 



- Les campagnes mythiques 



Fanny Vielajus : «Entre 1980 et 1990, CLM était le lieu des marques, pas forcément des grandes, qui avaient le courage d’exister fortement. Les marques jouaient et l’on jouait avec elles. Avec Kookaï, par exemple, nous avons joué avec Lagerfeld, Rykiel et Saint-Laurent en montrant à quel point les Kookaïettes, ces gamines de 16 ans, dictaient la mode... Marie provoquait les ménagères en disant : “Ce n’est pas parce que c’est tout fait qu’il ne faut rien faire ! ». Avec Philippe, on estimait que les tests étaient toujours catastrophiques pour les vraies créations : les gens n’aiment que ce qu’ils connaissent. Par exemple, pour notre campagne pour le papier toilette Le Trèfle [une comédie musicale à la Jacques Demy], les prétests étaient mauvais, la responsable des études nous disait : “On ne peut pas parler de la rétention de l’analité en publicité !”. Je me souviens de la colère de Philippe...» 



Benoît Devarrieux : «Dans les campagnes-phares, on oublie souvent Vittel : «Buvez et pissez» : c’était quand même un schisme, quelque chose d’osé et de direct, avec une stratégie extrêmement claire : on n’en était pas encore à faire courir des jeunes femmes avec des bandanas dans les cheveux... Les films Eram d’Etienne Chatiliez, dans les années 1980, marquaient également un vrai tournant sociétal...» 



Pierre Berville : «La campagne Myriam, par exemple, aujourd’hui, on ne pourrait plus la faire : elle était pourtant faite avec style et élégance, ce n’était pas une campagne crapoteuse... A cette époque, qui était l’âge d’or de la pub, il y avait beaucoup de PME qui n’avaient de comptes à rendre qu’à elles-mêmes. Donc plus de liberté.» 



Pascal Grégoire : «Sur Volvic, je me souviens de Philippe qui cherchait... Il s’est mis à mimer des volcans, est parti sur les oligo-éléments... Et il a fait sa campagne «Un volcan s’éteint, un être s’éveille» ! La patte de CLM, c’était de bousculer le consommateur ». 



Nicolas Bordas : Les anecdotes sont nombreuses, depuis le fameux pitch Leclerc où il commence la réunion par « Messieurs les Ayatollahs, bonjour ! », la présentation Mamie Nova faite avec des maquettes en blanc... 



Marie-Pierre Benitah : « «Vous ne viendrez plus chez nous par hasard», de Total, c’est l’une des signatures les plus longues de l’histoire de la pub. Je la présente dans les écoles car c’est un défi à tout ce qu’on nous t’apprend dans la publicité où la règle d’or est : “Pas long, pas de négation».» 



- L’île Saint-Germain 



Benoît Devarrieux : «L’immeuble de Jean Nouvel de l’île Saint-Germain était le fruit de l’entêtement personnel de Philippe Michel. C’était un manifeste, sur le principe de l’huître : rouillé à l’extérieur, avec, à l’intérieur, la perle. Il n’a pas eu le temps de l’inaugurer.

 

 

Marie-Pierre Benitah : «Nous sommes arrivés sur l’île Saint-Germain avec des bottes en caoutchouc. A l’époque, l’agence avait une intendante appelée Alice, une ancienne chef de pub, qui nous avait accueillis avec des chocolats chauds et des tartines de Nutella... L’immeuble correspondait un fantasme de Philippe : l’agence devait être un lieu de vie, un phalanstère, disait-il » 



Jean-François Sacco, cofondateur de Rosapark : «Cet immeuble, aussi baptisé le «Bateau», c’était comme un morceau de rue où l’on pouvait s’apostropher de façade en façade, comme à Naples. Si on avait besoin d’une reco ou d’un insight, on interpellait le commercial ou le planneur qui se tenait dans le bureau d’en face...» 



Anne de Maupeou, chief creative officer de Publicis France: «Il m’arrive encore de tomber sur une « relique » du «Bateau», conservée religieusement par les anciens. Une dalle de plastique, un pouf en cuir rouge. Tous ces objets sont devenus culte.» 



Capucine Chotard : «Au milieu du bâtiment, il y avait un grand vide, comme celui que Philippe a laissé quand il est parti...» 



- 1993 : La disparition du père fondateur  



Nicolas Bordas : «Philippe est mort brutalement, à 53 ans, un samedi matin en faisant un jogging à Sperone avec son voisin Bernard Kouchner. Il était très fier de profiter enfin de sa maison en Corse... J’ai décidé de partir dès que l’agence serait sortie des eaux avec la nomination d’Alain Poirée, président et Benoît Devarrieux, directeur de création.» 



Benoît Devarrieux : « La disparition de Philippe Michel a été une catastrophe pour l’entreprise et pour la profession.» 



Fanny Vielajus : «Quand Philippe est mort, Libération a titré «La publicité perd sa conscience». C’était tout à fait cela : Philippe cherchait à réveiller les consciences, enjoignait à ne pas subir, à ne pas être aliéné». 



Capucine Chotard : «Cette époque, c’était Le Cercle des Poètes Disparus... et le poète a disparu.» 

 

Lire la suite : CLM BBDO : un volcan créatif s'éteint (2/2)

Dates clés

 

1973. Création de l'agence par Allen Chevalier, Jean-Loup Le Forestier et Philippe Michel. 

1979. CLM intègre le réseau BBDO (Omnicom). 

1993. Déménagement sur l'île Saint-Germain (quittée en 2014) ; décès de Philippe Michel.

2020. Proximity rejoint TBWA\Paris, BBDO Paris cesse son activité.

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.