Concurrence
Poursuivis par la justice au nom des lois antitrust, les Gafa ont-ils pour autant perdu de leur attrait ? Leur domination outrancière du marché suscite en tout cas un véritable foisonnement de solutions alternatives que les annonceurs suivent avec intérêt.

L’empire Google va-t-il bientôt vaciller ? La justice américaine a annoncé le 20 octobre l’ouverture d’une procédure contre la société pour atteinte au droit de la concurrence dans le but de préserver son monopole dans le domaine de la recherche et des annonces publicitaires en ligne. Si rien n’est encore joué, les poursuites pourraient contraindre le Béhémoth de Mountain View à se séparer de certaines activités.

Un scénario auquel s’attendait Arnaud Créput, dirigeant de la plateforme de monétisation publicitaire Smart : « Quand Google a acheté DoubleClick en 2007, les autorités ne l’ont accepté qu’à la condition qu’un chinese wall soit érigé entre la partie adtech et le reste, explique-t-il. Mais en 2016, Google a commencé subrepticement à fusionner la data de DoubleClick et de ses autres services, dont le search. Il n’est pas possible d’avoir des pratiques à ce point déloyales et anticompétitives qui déstabilisent le marché, les médias et la démocratie. »

Réticences et objections

En attendant, la fin des cookies tiers que Google a annoncée pour 2022 reste toujours le scénario le plus probable. D’où la profusion de solutions pour le « monde d’après ». À commencer par celle que propose justement Google, la Privacy Sandbox, qui suscite encore bien des réticences et une objection majeure, selon Salem Handoura, directeur du digital chez ­Heroiks : « Pour que cette alternative bénéficie à tout l’écosystème, il faut que les acteurs puissent comprendre son fonctionnement technique. L’IAB doit aussi être partie prenante, sinon cela renforcera la dépendance vis-à-vis de l’univers Google. » Pour avoir assez de poids afin de convaincre le géant américain d’assouplir sa position, Salem Handoura suggère à l’Union des marques de s’associer aux agences et aux autres acteurs du secteur.

Autre dispositif peu prisé, le first-party set proposé au sein de l’organisme de standardisation W3C, auquel Charles-Henri Hénault, vice-président plateforme produit et analytics de Criteo, ne voit guère d’avenir : « C’est une solution basée sur la propriété capitalistique, note-t-il. Dès lors que des services en ligne appartiennent à la même entité, ils devraient pouvoir se partager l’information des utilisateurs. Il n’est pas certain que les internautes connaissent ces liens entre les services qu’ils utilisent et voient un tel dispositif comme étant un moyen de protéger leur vie privée. »

Du côté de Smart, même si la fin des cookies tiers devrait impacter l’activité, la sérénité reste de mise. « Notre force réside dans la gestion de campagnes directes via notre adserver qui représente une part importante de nos revenus et qui ne repose pas sur les cookies tiers », souligne son dirigeant. Quant à la part de l’activité programmatique basée justement sur ces cookies tiers, Smart va la faire évoluer vers d’autres ­solutions de ciblage de type sémantique, contextuel, ou bien des IDs.

Pour faire communiquer directement annonceurs et éditeurs de sites, l’entreprise a lancé la plateforme Smart Buyer Connect. « Les acheteurs pourront accéder à des packages enrichis avec de la third-party data fournie par des acteurs comme Nielsen, Zeotap ou Sirdata, indique Arnaud Créput. À la fin du premier trimestre 2021, après l’intégration de la demand side platform (DSP) LiquidM, ils pourront créer leur deal ID [un système d’achat de gré à gré via le programmatique] et acheter sur cette plateforme verticalement intégrée. » Smart annonce être en bêta-test avec 35 trading desks et annonceurs.

Le retour de la durée d’exposition ?

Côté ciblage, The Trade Desk mise sur l’open source avec Unified ID, un identifiant interopérable basé sur les travaux de l’IAB. « Tous les acteurs y auront accès et il sera gouverné par une instance indépendante. Ce ne sera pas non plus la propriété d’un acteur en particulier », assure François-Xavier Le Ray, son directeur général France.

Thomas Allemand, responsable du programmatique et des partenariats chez Jellyfish, table sur une autre option : les identifiants « people based » liés à la collecte d’une adresse mail ou un login qu’utilisent des sociétés comme LiveRamp ou Zeotap. Il leur prédit un bel avenir : « Cette durabilité ainsi que l’approche par ­utilisateur plutôt qu’au device qu’offrent ces identifiants permettent de travailler des stratégies marketing avancées. Avec la disparition du cookie tiers, ces solutions déjà plébiscitées par nombre d’annonceurs connaissent un intérêt encore plus marqué. »

Adagio fait de son côté un pari plus original en misant sur un levier traditionnel de la publicité : la durée d’exposition. « Nous proposons d’aller au-delà de cette vision de la performance moyenne par emplacement pour proposer uniquement les impressions qui offrent la plus longue durée ­d’exposition », ­explique Anh-Tuan Gai, CEO et cofondateur de la structure. Adagio affirme que les annonceurs peuvent ainsi avoir de meilleures performances et les éditeurs mieux valoriser leurs inventaires en fonction de la durée d’exposition de chaque impression.

Côté éditeurs, l’heure est aussi à l’offensive. Le Geste propose ainsi un PassMedia. Déjà en test avec six médias, « il permet d’assurer que c’est bien tel utilisateur qui est présent, quel que soit le terminal utilisé », souligne Emmanuel Parody, membre du conseil d’administration. Une initiative que salue Arnaud Créput, le dirigeant de Smart qui souhaite que « le principe SSO – single sign-on – prenne une dimension européenne ». Il avertit cependant sur les dangers inhérents à la profusion de propositions : « Il ne faut pas multiplier les options, sinon les internautes préféreront toujours la simplicité offerte par Google et Facebook. » Appelant les annonceurs à « se libérer des Gafa », il estime que ceux-ci « doivent s’engager là où est l’audience. Si ne serait-ce qu’un quart des budgets publicitaires était investi chez les éditeurs de presse, cela changerait la donne. » À l’instar du dirigeant du groupe de communication Heroiks, il appelle à l’action collective en invitant PassMedia et les autres initiatives à s’organiser pour agréger la data et peser sur le rapport avec les agences.

Reprendre le contrôle

Certains, à l’instar de Luc Vignon, directeur général adjoint de la régie 366, se montrent encore plus incisifs : « Nous devons reprendre le contrôle de nos propres inventaires et de la valeur que nous apportons. » Après avoir mené une réflexion sur les adservers, la maîtrise de la data et l’identité de ceux qui accèdent aux sites, ses équipes ont paramétré les content ­management platforms (CMP) afin de n’y laisser accéder que les partenaires avec lesquels ont été conclus des accords de commercialisation. Pour « récupérer davantage de maîtrise et de connaissances techniques », des développeurs à double compétence – technique et business – ont été recrutés. « L’un deux a développé un wrapper, un module d’interrogation des SSP [supply side platforms] pour faire du header bidding [technique permettant d’élargir le nombre d’enchères pour obtenir le meilleur prix], détaille Luc Vignon. Nous savons qui appelle les différentes SSP, avec quelle volumétrie, etc. Nous avons la maîtrise de la porte d’entrée. » Il estime que les vendeurs doivent avoir un contrôle de la complexité technique.

Voulant dissiper « l’opacité forte du marché », il compte sur le projet Trust­ID, un identifiant des campagnes programmatiques, pour déterminer la distribution de valeur entre acteurs et surtout reprendre la maîtrise des indicateurs de performance. Déplorant un monde digital dans lequel « personne ne certifie ni n’audite les outils » et une situation où « les annonceurs veulent imposer aux éditeurs des outils de mesure dont ils ne connaissent pas le fonctionnement et sur lesquels ils n’ont aucune maîtrise », le responsable de 366 en appelle à un nouvel équilibre qui prenne en compte les outils de mesure des vendeurs. Le marché doit par ailleurs évoluer : « Il n’est pas possible de structurer un marché en travaillant avec des start-up qui ont un horizon à très court terme, poursuit-il. Les annonceurs commencent à réaliser qu’ils sont enfermés dans des logiques de walled garden. »

Raréfaction de la data

Cette position rejoint celle défendue par l’Union des marques. « Nous souhaitons développer des outils communs aux différents univers afin d’avoir des indicateurs de ­performance ­objectifs et transversaux pour obtenir une mesure d’audience indépendante, résume sa directrice des affaires juridiques, Laureline L’Honnen-Frossard. Les informations communiquées par les plateformes doivent pouvoir être auditées. Nous souhaitons que soit mis en œuvre TrustID dans les différents univers, c’est un point important, afin d’avoir une traçabilité des investissements, une vraie transparence sur les différents intervenants de la chaîne de valeur, en particulier du programmatique, et une meilleure identification des supports où sont diffusés les messages des marques. »

Quelles que soient les solutions adoptées, une réalité nouvelle va sans doute s’imposer à tous les acteurs. Selon Artus de Saint-Seine, directeur général adjoint des activités data d’Isoskèle, filiale de La Poste, « les bouleversements actuels vont aboutir à une raréfaction et à une sanctuarisation des données. Cette raréfaction de la data va redonner de la valeur au contenu et aux plans média, et de l’importance aux données non personnelles, qui ont été sous-exploitées ces dernières années. L’open data offre beaucoup de possibilités pour mieux comprendre les comportements par exemple. » De quoi, d’après le dirigeant, enrichir à moindres frais la data des annonceurs et redonner de la valeur à des événements comme les déménagements, générateurs de décisions d’achat.

Cette reconfiguration en cours va-t-elle soutenir l’émergence d’alternatives crédibles aux Gafa en remettant au centre du jeu les outils du marketing relationnel et conduire à une analyse fine de la data ? Beaucoup d’acteurs plaident en faveur de cette option. Si la diversité des intérêts en jeu rend difficile l’adoption de solutions à grande échelle, l’attrait ambivalent qu’exercent les Gafa et leurs actuels démêlés avec la justice augmentent de jour en jour l’intérêt de solutions alternatives.

Climat de détente autour du consentement… avant le grand rush ?

Enfin dévoilées début octobre, les dernières directives de la Cnil sur le recueil du consentement à l’usage des données personnelles ont suscité le soulagement de l’Union des marques. « On a pu relever un certain nombre de modifications au regard du projet publié en janvier dernier, en particulier plus d’ouverture sur les modalités d’expression du refus et plus de souplesse dans la durée de sa conservation », note Laureline L’Honnen-Frossard, directrice des affaires juridiques de l’organisation. Elle se félicite de la possibilité accordée aux éditeurs de sites et d’applications de pouvoir solliciter à nouveau le consentement sans attendre. « Les entreprises disposent d’un délai bienvenu pour leur mise en œuvre, car ces directives demandent de prendre le temps de l’analyse, au regard des enjeux techniques et des impacts business importants qu’elles auront mécaniquement », ajoute-t-elle. Ce délai fixé à six mois risque de provoquer un phénomène d’embouteillage, selon Édouard Lauwick, vice-président de Rakuten Advertising : « Les règles n’étaient, jusqu’à il y a peu, pas assez claires, de sorte que seulement 50 % des annonceurs sont aujourd’hui en conformité avec les règles du RGPD. » Il anticipe donc « une course aux CMP [content management platform] dans la dernière ligne droite » et se prépare déjà à évoluer dans un univers différent : « L’une des façons dont nous compenserons la baisse du volume de data sera l’amélioration des algorithmes de prédiction et de ciblage afin d’augmenter la performance des campagnes, le but étant de continuer à créer de la valeur avec moins de data. »

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