Conjoncture
Après plus d’un an d’urgence sanitaire, certains secteurs ne seront plus jamais comme avant, et d’autres ont confirmé des tendances déjà à l’œuvre. Vente en ligne, proximité, bio, RSE mais aussi urgence climatique font partie de la nouvelle donne pour les entreprises.

Avec 60 % de croissance, Greenweez s’est surpassé en 2020. Et encore, la plateforme de vente en ligne de produits bio aurait pu faire beaucoup mieux si elle n’avait pas dû réduire les paniers de commande des clients tentés par le stockage lors du premier confinement. « Pour des raisons de logistique, on a été contraints de limiter les commandes à 20 kg par personne, se souvient Romain Roy, fondateur du site. Les premiers jours, on stoppait les commandes à 18 h, puis à midi, puis rapidement dès 8 h. » Fondé en 2008, racheté par Carrefour en 2016, Greenweez a toujours connu la croissance mais a clairement bénéficié du contexte de la crise sanitaire. « Le consommateur se tourne davantage vers le bio en temps de crise et s’est replié vers l’e-commerce notamment alimentaire, un des secteurs dans lequel le taux de pénétration de la vente en ligne était encore faible », poursuit le dirigeant. Selon l’institut IRI, un quart des Français ont réalisé leurs courses alimentaires sur le web pour la première fois en 2020. L’e-commerce des GSA (grandes surfaces alimentaires), porté majoritairement par le drive, a bondi de 42 %. Quant au chiffre d’affaires des produits bio, il a doublé depuis 2015, enregistrant encore +10 % en 2020 selon l’Agence Bio. Pour Bio Linéaires, la croissance des magasins bio en 2020 est due pour la première fois aux enseignes existantes, pas à l’ouverture de nouveaux points de vente. Greenweez est donc au croisement de deux leçons de la crise du Covid-19, mais aussi d’une autre : l’attrait pour le local et la proximité. Le site a lancé une place de marché dédiée aux petits producteurs locaux afin de favoriser les circuits courts. Il a également créé une catégorie « les prix engagés » afin de réconcilier produits bio et pouvoir d’achat. Car l’essor du bio passe par sa démocratisation face aux conséquences sociales des confinements successifs.

Reconnexion à l’utilité

Dans un tout autre secteur, Upsa témoigne aussi des enseignements de l’après-crise. Acteur du marché stratégique de la santé, le fabricant des médicaments Dafalgan et Efferalgan a doublé ses capacités de production en 2020. Il travaille à un projet de relocalisation du principe actif du paracétamol en France, issu actuellement des États-Unis et de Chine. « La crise du covid nous a amenés à agir pour la souveraineté sanitaire et la reconquête industrielle en partenariat avec le gouvernement, explique Laure Lechertier, directrice de l’accès au marché, des affaires publiques et de la responsabilité sociétale d’entreprise. Le plan de relance de l’Etat est axé sur l’innovation, la technologie et l’écologie. » Ancré dans la région d’Agen, Upsa s’est fixé des objectifs de préservation de la nature et de soutien à des projets locaux. Ayant basé Greenwez près d’Annecy, Romain Roy se veut également un entrepreneur engagé. Les deux sociétés viennent de définir leur raison d’être, comme les y invite la loi Pacte (Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises), adoptée en 2019. « C’est notre boussole et notre filtre stratégique, affirme Laure Lechertier. Nous partons de la raison d’être pour définir nos axes stratégiques, avec les pharmaciens, les salariés, les patients, les partenaires locaux… » Plus qu’une transformation, le Covid-19 a confirmé des évolutions déjà à l’œuvre. « On a senti un momentum, la crise a permis de renouer avec son essence, les gens se sont reconnectés à leur utilité, affirment Hélène Bénard et Céline Maingon, fondatrices de l’agence L’été en hiver. Cela fait plusieurs années que l’on s’appuie sur la méthode du conférencier Simon Sinek pour qui les gens ne se demandent pas comment une entreprise vend des produits mais pourquoi. » La prise de conscience passe par les dirigeants, par les consommateurs, mais aussi par les actionnaires, à même de donner aux entreprises la vision de long terme qui leur permet de mener leurs changements stratégiques. « Le covid confirme des choix que nous avons opérés après la crise de 2008, soutient Laurence Méhaignerie, cofondatrice du fonds d’investissement Citizen Capital et vice-présidente de la Communauté des entreprises à mission. Nous avions la conviction qu’un investissement financier ne pouvait se limiter à un objectif de maximisation de la valeur financière : c’est un moyen et non une fin. À l’époque, on nous considérait au mieux comme audacieux, au pire comme marginaux, se rappelle-t-elle. Le covid accentue l’attente des employés, des clients mais aussi de plus en plus des actionnaires, que les entreprises intègrent une finalité sociale et environnementale. Les plus jeunes et innovantes d’entre elles doivent apporter des solutions aux problèmes, pas seulement limiter leur impact négatif. » Ce que l’on appelle « l’entreprise contributive » ne se contente pas de compenser ses émissions de carbone dans le cadre d’une politique RSE (responsabilité sociétale des entreprises) mais inscrit dans ses statuts l’amélioration de la qualité de vie de ses salariés, la protection de l’environnement etc. Citizen Capital finance des sociétés comme Open Classrooms, qui forme aux métiers en tension du numérique, ou Camif, qui s’est repositionnée il y a 12 ans sur la vente en ligne de mobilier fabriqué en France, en renonçant aux soldes. Celle-ci a connu une croissance de 44 % en 2020, alors que les Français se recentraient sur leur intérieur et sur une consommation plus responsable. Signe que l’entreprise engagée est porteuse de réussite économique. En 2016 déjà, France Stratégie notait que « la RSE procure un gain de performance en moyenne de l’ordre de 13 % par rapport aux entreprises qui ne l’introduisent pas. » Autre exemple, la marque de mode Asphalte, qui pratique la précommande sur Internet, a doublé de taille en 2020, comme chaque année depuis sa création. Son vestiaire classique et durable se veut l’anti « fast fashion », la mode jetable à bas coût. « Avec la précommande, il faut attendre avant de recevoir son produit, cela crée un lien entre le client et le vêtement et permet de rendre la qualité accessible », justifie William Hauvette, son fondateur. Dédiée pour le moment à la mode masculine, la marque fabrique majoritairement en Europe, livre par la Poste ou par des coursiers Stuart en scooters électriques, utilise des emballages en papier recyclé et recyclable.

Gare au « purpose fatigue »

Le développement de la livraison à domicile lié au Covid a mis en lumière le statut des livreurs et les conséquences en termes de transport et de déchets plastiques. Alors que certaines plateformes s’enorgueillissent de livrer en 10 minutes, c’est aux consommateurs de préférer les sociétés qui salarient leurs coursiers et promeuvent des solutions écologiques. En termes de message cependant, il faut faire attention au « purpose fatigue », la lassitude des discours sur la raison d’être, prévient Jérôme Lavillat, directeur des stratégies de l’agence Romance : « Il y a le risque de trop parler aux actionnaires et de se déconnecter de la réalité des consommateurs. Il faut faire preuve de sincérité, surtout dans un contexte de montée des complotismes. » Avec plus d’un an de recul, chacun sait maintenant que le retour au « business as usual » n’est pas une option. « La crise a rendu possible ce qu’on pensait impossible : enfermer la moitié de l’humanité pour protéger les personnes fragiles, nouer des partenariats entre des entreprises et des hôpitaux pour fabriquer des respirateurs, porter des masques, passer à 100 % de télétravail, relève Elisabeth Laville, fondatrice de l’agence conseil en développement durable Utopies. Il faut s’appuyer sur cette expérience pour opérer des changements en profondeur. » Comme si la crise que nous venons de vivre n’était qu’une répétition générale par rapport aux choix drastiques imposés par l’urgence climatique. Ainsi, l’arrêt des activités pour cause de pandémie en 2020 s’est traduit par une réduction de 7 % des émissions de gaz à effet de serre, c’est-à-dire ce qu’il faudrait réaliser chaque année d’ici 2050 pour atteindre l’objectif de l’Accord de Paris, limiter la hausse des températures sur la planète à + 1,5°. « Sans revenir aux Amish, il faut mettre en place une nouvelle prospérité par la décroissance des flux physiques carbonés », affirme Fabrice Bonnifet, directeur du développement durable de Bouygues et président du collège des directeurs du développement durable (C3D). Concrètement, cela signifie « arrêter de prendre autant l’avion qu’avant, de manger de la viande, de laisser des bâtiments tertiaires inoccupés ». Pour le géant du bâtiment Bouygues, la transition a déjà commencé avec la construction d’immeubles à énergie positive ou la conversion de bureaux en logements. L’adoption du télétravail, qui va se maintenir après la crise, entraîne des reconfigurations des projets immobiliers. « Le rôle du lieu physique a changé, aujourd’hui il devient le lieu de la culture d’entreprise, analyse Jérôme Lavillat. On se rassemble pour faire vivre des projets transversaux mais on sent bien que les voyages d’affaires ne vont pas retrouver leur niveau d’avant et que l’attractivité des villes moyennes se développe. » L’agence de publicité Romance s’est elle-même adaptée à la nouvelle donne en adoptant des bureaux plus petits dans un espace WeWork. Conçu à l’origine pour les start-up à la recherche de leurs premiers locaux, ce modèle de bureaux partagés attire des entreprises en quête de flexibilité. Cela s’appelle le « flex office », un autre néologisme popularisé par la crise.

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