Stratégies Les 50
L’artiste Inès Alpha, venue de la publicité, a inventé un métier : créatrice de maquillage 3D. Avec un maître mot, la fluidité, dans ses inspirations comme dans ses réalisations.

Inès Alpha est une artiste singulière à bien des niveaux, à commencer par sa discipline, qu’elle a largement contribué à créer. Elle a d’ailleurs inventé un nom pour la désigner : 3D make-up artist. La jeune femme de 36 ans a une vision très fluide du maquillage. Elle l’imagine pour le visage mais aussi pour le corps et ne se borne pas aux contraintes de notre monde physique. Puisque la réalité augmentée nous affranchit du froid, le make-up peut bien habiller les corps. Et la créatrice ne s’en prive pas. Au moyen des filtres (appelés Lens sur Snapchat) et d’outils de postproduction, elle transforme les visages et les corps comme d’autres métamorphosent les silhouettes à coup de pigments, d’objets, de peinture, voire de chirurgie plastique.

Influencée à ses débuts par les créations de Jeremy Bailey en réa­lité augmentée, elle se saisit de la postproduction pour ses premières œuvres, «le seul outil qui existait», explique-t-elle. Aujourd’hui, la postproduction a gagné en réalisme, les filtres sont plus interactifs, plus «low def», tout le monde peut se les approprier. «Quand Snapchat est arrivé, on me disait : “Tu fais des filtres”, mais je n’aime pas ce mot qui suppose la présence d’un calque entre moi et la caméra. Je préfère le mot Lens.» Inès a commencé à expérimenter la 3D tout en travaillant comme directrice artistique en publicité, spécialisée dans la beauté et le luxe. Son style est une synthèse entre des univers fantasmés comme la saga vidéoludique Final Fantasy ou le show RuPaul’s Drag Race, dont le dénominateur commun pourrait être la fluidité et l’invention de soi. «J’ai découvert qu’il y avait tellement de manières de se transformer, d’incarner différents personnages et de sortir des carcans des éditos de beauté. On n’est pas obligés de mettre du pigment seulement sur les joues, mais aussi sur le bas du visage. Moi je le fais avec de la 3D.» Une gravité différente.

Se fondre dans le réel

Plus surprenant encore, elle s’inspire du monde sous-marin et plus particulièrement des nudibranches, «des animaux mignons aux couleurs fascinantes mais qui meurent à l’air libre. La seule façon de les amener hors de l’eau, c’est par la réalité augmentée. Quitte à créer de la 3D, autant donner accès à des choses qui ne sont pas réalisables dans le monde physique. C’est ma vision, ma planète, la planète Alpha, avec une gravité différente, sur laquelle j’embarque les gens.»

L’artiste utilise la réalité augmentée pour sa ­capacité à se fondre dans le réel. La jeune femme envisage même l’évolution de ses usages : «Aujourd’hui, la réalité augmentée passe à travers un outil, ordinateur, téléphone, demain il n’y aura plus cette barrière, on pourra tout voir de nos propres yeux. À terme, on sera tous transhumains. Je n’ai pas testé les Spectacles, mais on se rapproche du stade où il n’y aura plus cette frontière. Je n’aime pas opposer réel et virtuel, car pour moi la 3D est réelle.»

Ce qui est bien réel dans le travail d’Inès Alpha, c’est sa capacité à donner aux utilisateurs de ses filtres de la confiance en soi : «La réalité augmentée offre la possibilité de créer des choses positives pour les gens en une seconde sur leur téléphone. C’est différent des filtres qui rendent plus beau, les miens donnent le pouvoir de se transformer en créatures fantasmagoriques. C’est important de pouvoir donner cette force aux gens.»

Manque d’ouverture

Quand on lui demande la réalisation dont elle est la plus fière, elle évoque spontanément sa collaboration avec la Maison Dior et Peter Philips, son directeur de création maquillage. On lui doit également des filtres pour Burberry, Jean Paul Gaultier Parfums, Bimba y Lola, Glow Up. La jeune femme s’est même vue approcher par le ­directeur artistique de la chanteuse Charli XCX pour la réalisation d’une pochette d’album. Son travail transcende les genres et les univers. «J’aime bien collaborer avec des marques, car cela rend mon travail accessible à des personnes qui ne vont pas dans des musées.» Elle regrette d’ailleurs le manque d’ouverture du monde de l’art contemporain en France pour les artistes qui se saisissent de la réalité augmentée. «Même à la Gaîté lyrique qui est censée être un lieu de création digitale, on reste toujours au son et lumière. Il y a un peu de réalité virtuelle, mais pas de réalité augmentée. On est en 2021, les gars !»

Et pour la suite ? Inès déborde de projets : «Il y a encore plein de choses que je ne sais pas faire, comme je ne code pas, je suis bloquée. Ça va trop vite ! J’ai vu qu’on pouvait faire du face tracking dans les Spectacles, j’ai trop hâte d’essayer. Après le visage, faire du body tracking et du body mesh tracking. Je me demande comment on va pouvoir ramener plusieurs sens dans la 3D. Actuellement, il n’y a pas d’odeurs ni de toucher. On peut utiliser des fréquences audio, des gants.» Lucide, elle s’interroge : «A-t-on vraiment envie d’aller jusque-là ? Le but est-il de reproduire le monde physique ? Je n’ai pas envie d’un monde où l’on recrée des sensations pour échapper à la réalité.» Car si Inès Alpha créé des univers augmentés, ils sont toujours très ancrés dans la réalité et ne perdent pas de vue une approche finalement assez charnelle de ces nouvelles technologies.

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