Cahier transition

Longtemps experte en mobilité, au sein du département « plaidoyer » de la Fondation pour la Nature et l’Homme, Marie Chéron est aujourd’hui responsable des politiques véhicules à T&E France. En pleine crise de l’approvisionnement de carburants en France, elle répond aux questions d'Audrey Pulvar.

La France vit une situation de crise de distribution du carburant, du fait d’un mouvement social… Une situation conjoncturelle. Mais cette crise met en relief la fragilité structurelle de millions de Français à ce sujet. Vous faites la différence entre précarité et vulnérabilité concernant la mobilité. Ce sont plusieurs millions de Françaises et Français qui sont précaires et/ou vulnérables, et qui ont été les premières et premiers à subir l’impact de ce mouvement.

Oui, clairement, cette crise, très ponctuelle, traduit l’impasse structurelle dans laquelle se trouve notre pays. 80% des Français utilisent leur voiture quotidiennement pour le trajet domicile-travail, pour sortir ou, par exemple, pour se rendre chez le médecin. Or près de 50% de ces 80% sont contraints d’utiliser leur voiture, laquelle roule en grande partie à l’essence et au diesel - des énergies fossiles. Ils y sont contraints parce qu’ils n’ont pas accès à des transports en commun de qualité et réguliers, parce que les distances sont trop longues pour la marche à pied, ou par manque d’infrastructures et d’équipements pour les trajets à vélo. Cela les rend particulièrement vulnérables aux aléas (par exemple, un mouvement social dans les raffineries, l’augmentation des prix…). Au moindre couac dans la chaîne d’approvisionnement, les vulnérables subissent une double peine : ils sont ceux qui ont le plus besoin de carburant pour se déplacer et ceux qui vont subir le plus les hausses de prix. Ce sont des personnes en situation de « vulnérabilité mobilité ». Cette dépendance peut, en cas de hausse des prix, les faire basculer de la catégorie de vulnérables à précaires. Le critère du revenu est déterminant. Ce revenu qui, quand il est faible, vous éloigne, souvent, de votre lieu de travail. C’est l’étalement urbain. Un revenu faible, qui vous contraint, parfois, à rouler dans un véhicule très vieux, donc consommant plus de carburant… La part de ce revenu, déjà faible, consacrée à la mobilité augmente jusqu’à devenir insoutenable. On est alors en situation de « précarité mobilité ». Ce n’est pas un sujet anecdotique. C’est un phénomène massif. On estime que 9 millions de Français sont en situation de vulnérabilité et de précarité mobilité. C’est une situation qui n’est ni ponctuelle, ni marginale. Elle concerne un Français sur sept.

Par ailleurs, 4 millions de personnes n’ont accès à aucun type de mobilité… Cela paraît invraisemblable.

Oui, celles et ceux-là échappent totalement aux radars et personne ne s’en soucie. Ce sont des personnes qui soit ne travaillent pas, soit travaillent à une distance raisonnable pour un trajet à pieds, mais qui ne peuvent guère faire plus. Ou alors ils comptent sur le fait de faire du stop… Des personnes qui n’ont ni voiture, ni transports en commun, ni moyens de mobilité active, dans des zones retirées de tout. Ou des étudiants qui n’ont pas les moyens d’avoir une voiture, n’habitent pas en ville, n’ont pas accès à des bus ou à du train. Sont concernées aussi des personnes âgées, totalement dépendantes des autres pour se déplacer.

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La France compte donc 13 millions de personnes en situation de vulnérabilité, précarité ou impossibilité de mobilité…?

Oui. C’est aussi massif que cela.

On a beaucoup parlé de carburant depuis un mois et le début des mouvements de grève dans les raffineries, mais le vrai problème ce n’est pas seulement la dépendance aux carburants, c’est plutôt celui de la dépendance à la voiture… Prenons l’exemple du véhicule électrique : son utilisation n’est-elle pas exposée à la hausse des prix de l’énergie ?

Il est vrai que nous allons connaître de nouvelles hausse des prix de l’énergie. Cependant, les variations sur le marché de l’électrique seront moindres que celles que l’on observe sur les prix à la pompe pour les carburants fossiles. Ce ne sont pas les mêmes types de marchés. Par exemple, la France a une plus grande capacité à produire localement son électricité qu’à produire du carburant à base d’énergies fossiles… Nous sommes moins dépendants des importations. Les autorités ont donc une marge de manœuvre pour réguler ce marché et l’empêcher de flamber. Ceci dit, nous avons un problème d’échelle… Si aujourd’hui les prix de l’électricité augmentent en France du fait de la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine, c’est aussi lié à un problème de production : la France a pris du retard sur la production d’énergies renouvelables. Nous en payons le prix, sans jeu de mots. Si nous voulons sortir de la dépendance aux énergies fossiles et électrifier la majorité de nos véhicules, il va falloir accélérer sur les renouvelables pour être en capacité de produire en plus grande quantité… sous réserve de l’acceptabilité par la population des installations d’énergie renouvelable. Notamment les éoliennes.

On pourrait vous objecter que plutôt qu’accélérer sur les renouvelables, nous pourrions plutôt compter sur nos capacités de production d’électricité à partir du nucléaire…

Personnellement je suis pour une sortie du nucléaire. Mais pour répondre à votre question, l’énergie nucléaire prend en effet une part importante dans notre mix énergétique, 75% de l’électricité consommée en France est d’origine nucléaire. Or, nous avons plusieurs centrales à l’arrêt, d’autres, très vieillissantes. Même si le gouvernement lance le programme qu’il annonce, de création de nouveaux réacteurs, ce sont des projets à très longue échéance. Et très coûteux. Beaucoup plus longs à installer et beaucoup plus coûteux que les énergies renouvelables. Alors que fait-on entre maintenant et le moment où notre parc nucléaire sera complètement rénové ?

Le vrai sujet, sur l’énergie que nous voulons ou devons produire, en quelle quantité et à partir de quelles ressources, c’est celui d’un grand débat national. Cela fait des années que les ONG le demandent. Il nous faut ce grand débat public national, qui permettra aux Français d’exprimer leur choix, en connaissance de cause. Il faut que ce débat leur permette d’évaluer les coûts, en prenant bien tous les coûts en compte, y compris, pour le nucléaire, ceux du traitement et du stockage des déchets. Et ce débat devra également permettre de trancher en faveur de telle ou telle méthode de déploiement des sites industriels de production d’énergie, qu’elle soit renouvelable ou nucléaire. La question de l’acceptabilité, que j’évoquais d’un mot tout à l’heure, est incontournable. Le développement des renouvelables crée des conflits dans certains territoires, on le sait. Dans d’autres, quand il y a eu un vrai et patient travail de concertation, les projets s’installent et se développent sans grande difficulté. Nous avons impérativement besoin de ce débat public.

L’autre impératif, c’est la réduction de la consommation, donc les économies d’énergie. Un sujet devenu à la mode cet automne avec la mise en relief de la sobriété énergétique. Sauf que ce n’est pas seulement pour cet hiver qu’il nous faut être sobres. C’est un nouveau modèle de consommation et d’économie d’énergie qu’il nous faut mettre en œuvre. On a pris un retard considérable en la matière. Comme sur la question de notre parc automobile et sur celle de la réduction de la part modale de la voiture individuelle. Il nous faut des voitures électriques, plus petites, pour les déplacements incontournables et beaucoup plus de mobilité en transports collectifs, ainsi que de mobilités actives (marche à pied, vélo…) ou de mobilités partagées (auto-partage, covoiturage). Il y a donc un gros effort à faire sur les infrastructures et les équipements sur l’ensemble du territoire, pour avantager les mobilités autres que les véhicules individuels (et en véhicules individuels les plus polluants). Aujourd’hui, le gouvernement nous parle de sobriété, parce que nous sommes déjà dans le mur. Mais cela fait des années que les ONG réclament un grand plan de sobriété énergétique, avec la rénovation du bâtiment, avec l’amélioration des transports collectifs et leur juste répartition sur le territoire, avec l’installation d’infrastructures et d’équipements en vélos partout où cela est possible. Elles n’ont jamais été vraiment écoutées. 

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Prenez la question du réseau ferré. On a surinvestit le réseau des lignes à grande vitesse, très bien, mais quid du réseau des transports du quotidien ? La France investit deux fois moins que l’Allemagne et l’Italie. Quatre fois moins que la Suède ou le Danemark, six fois moins que la Suisse, sur les transports collectifs du quotidien. Aujourd’hui, le ministre des transports, Clément Beaune, s’enorgueillit d’investir sur dix ans 2,9 milliards par an pour moderniser le réseau. Or le PDG de la SNCF, Jean-Pierre Farandou, quand il évoque le remplacement des plus anciens postes d’aiguillage, la transformation de lignes de TER en ligne de RER, le doublement d’ici à 2030 du fret ferroviaire, parle plutôt de 100 milliards sur quinze ans. Faites le calcul… Avec 2,9 milliards par an, on est à peine à 50% des besoins. Aujourd’hui, nous subissons les événements, alors que nous aurions pu les anticiper. Essayons d’être mieux préparés, pour l’avenir. Pas seulement pour cet hiver. Il va nous falloir très drastiquement réduire nos consommations d’énergie. Relier cet impératif au développement du véhicule électrique, c’est s’obliger à établir un parc automobile électrique national très efficace. Le véhicule électrique fait partie de la solution, on en aura absolument besoin, car évidemment 100% de la population ne va pas se déplacer à pieds, en vélo ou en transports en commun ; il y aura toujours une part modale pour le véhicule des particuliers. Mais il nous faudra des batteries plus efficaces et moins gourmandes en métaux rares, moins émettrices de gaz à effet de serre au moment de leur fabrication… Il va nous falloir des systèmes de recharge pratiques, dont l’emprise doit rester modérée et bien sûr, un système de réemploi et de recyclage de ces véhicules ainsi que de leurs composants.

Je reviens sur la question de la réduction de la part modale du véhicule individuel, c’est-à-dire la proportion de déplacements en véhicule individuel, au quotidien, par rapport à l’ensemble des moyens de transports. Vous l’avez évoquée à l’instant, mais c’est un sujet qui est assez absent du discours général sur le véhicule électrique…

En effet, or il est indispensable. J’ajouterai à ce que je disais précédemment, qu’il nous faudra désormais réduire l’usage de la voiture individuelle aux moments ou occasions où l’on en a vraiment besoin. Le covoiturage doit devenir une généralité [aujourd’hui, une majorité des déplacements en voiture relèvent de l’auto-solisme, soit une personne par voiture]. Je parlais de petits véhicules, c’est-à-dire des véhicules légers, adaptés aux besoins et la question de nouvelles limitations de vitesses doit être traitée. S’imaginer qu’on est vertueux en roulant tout seul dans un énorme SUV, c’est une illusion. Et puis, quand on parle de parc automobile électrique, cela concerne aussi le deux-roues, le quadri-cycles, le vélo électrique et arriver à réduire drastiquement l’empreinte globale de nos mobilités. On n’y arrivera pas sans un changement radical de nos comportements collectifs et individuels, ni sans une réduction tout aussi drastique de l’auto-solisme. Notamment pour toutes les courtes distances, développer les alternatives à la voiture individuelle n’est pas un choix, c’est une nécessité. Pour tous les petits trajets, par exemple de moins de 5 à 10 km, il faut que les infrastructures soient là pour favoriser les mobilités actives et rendre plus compliqué l’usage de la voiture. Aujourd’hui 42% des trajets domicile travail de moins d’un kilomètre se font en voiture…

Moins d’un kilomètre ? C’est-à-dire 10 à 12 minutes à pieds ?

Oui !

Faudra-t-il en passer par de la contrainte, plus forte que le fait de compliquer les déplacements en voiture pour les courts trajets ?

Oui, il faut des contraintes, mais il faut en même temps que l'on puisse mettre en avant les bénéfices, pour toutes et tous, pour la santé publique, pour la qualité de l’air, pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre, pour la santé et la sécurité de nos enfants, aux abords des écoles par exemple, d’un abandon du véhicule individuel.

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On en revient à l’acceptabilité…

On ne pourra pas faire l’économie d’un grand débat public, mais il nous faut aussi un autre récit. Bien montrer aux Français les « coûts cachés » de la circulation automobile. Et il nous faut, je le répète, un effort simultané d’amélioration des infrastructures et des équipements. Sinon, on se retrouve dans la situation actuelle, avec des lois aux objectifs intéressants, mais que l’on reporte systématiquement, car ils ne sont pas atteignables.

Et puis, il faut que le gouvernement arrête de subventionner les énergies fossiles ! On marche sur la tête ! On subventionne les carburants fossiles à hauteur de 8 milliards d’euros, encore cette année… C’est quand même ahurissant de constater que, dans une crise systémique d’approvisionnement en carburant - je parle là de la hausse des prix provoquée par la situation ukrainienne -, le gouvernement décide de subventions indifférenciées du carburant à la pompe. C’est le moment qu’il choisit pour faire une remise de 30 centimes à la pompe, pour tout type de consommation. On peut demander des investissements massifs du gouvernement dans les renouvelables, mais s’il continue à subventionner les fossiles, c’est perdu d’avance. On jette de l’argent par les fenêtres.

Vous voudriez une subvention ciblée ?

Oui évidemment ! Il faut que ces aides à la pompe ne s’appliquent qu’aux ménages les plus modestes. Or bien des études, y compris publiées par le Conseil d’analyse économique, démontrent que ces subventions ont surtout profité aux ménages les plus aisés. C’est incroyable ! À l’échelle mondiale, le secteur des énergies fossiles demeure un secteur sous perfusion d’argent public. Alors que c’est un secteur florissant. Tant que les gouvernements continueront de fournir ces aides [parfois du simple au quintuple par rapport aux aides aux énergies renouvelables], nous ne progresserons pas.

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