TRIBUNE

[Tribune] Tout au long de l'histoire de Patagonia, son fondateur, Yvon Chouinard, a ouvert une voie vers la transformation en profondeur du capitalisme, que ce soit avec la création de la «taxe volontaire pour la Terre» dès 1985 ou dernièrement en cédant son entreprise à une fondation destinée à combattre la crise environnementale.

Il y a bientôt 30 ans, en quête d’exemples d’entreprises engagées à faire connaître dans l’Hexagone à la veille de la création d’Utopies, je suis allée rencontrer Yvon Chouinard pour la première fois, chez lui, au siège social de Patagonia, en Californie. Des surfs contre le mur de la cantine aux informations affichées sur les meilleures vagues à ne pas rater ce jour-là, en passant par la crèche sur place pour les enfants des salariés et les explications d’Yvon sur son choix des matières bio et recyclées, cette rencontre fut aussi dynamisante que déterminante pour ce qui devait suivre, me concernant.

Trois décennies après cette première entrevue j’avoue avoir presqu’été émue à la nouvelle de la cession de Patagonia – moins pour ce qu’elle dit du retrait de l’homme, âgé de 83 ans, que pour le courage de cette décision dans la droite ligne de ses engagements. Sans aucun doute, le panache et l’ambition de cette ultime décision ne manqueront pas d’entraîner dans son sillage d’autres entrepreneurs, comme il l’a fait de manière constante depuis bientôt 50 ans. Car Yvon Chouinard, premier de cordée tout en passion et en discrétion, ne fait rien d’autre que de démontrer que l’on peut transformer le capitalisme. Et rien n’est aussi contagieux que l’exemple. En voici quatre preuves.

Prenons d’abord la «taxe volontaire pour la Terre», créée par Patagonia en 1985 pour verser de son propre chef une contribution écologique en contrepartie de sa consommation de ressources, considérant que les entreprises étaient insuffisamment taxées sur ce sujet (concrètement, Patagonia prenait celui des deux chiffres qui était le plus élevé, entre 1% de ses ventes et 10% de ses profits). À ce jour, l’entreprise a ainsi reversé plus de 140 millions de dollars en espèces et en nature à des associations environnementales américaines et internationales menant des actions militantes sur le terrain. Et pour aller plus loin, parce qu’il voyait venir à lui d’autres entreprises soucieuses de mettre en place un dispositif similaire, Yvon a créé en 2002 le 1% for the Planet, une organisation à but non lucratif qui incite les entreprises à consacrer elles aussi 1% de leur chiffre d’affaires à la protection et la restauration de l’environnement. À date, plus de 5 000 entreprises dans 60 pays ont déjà décidé de le suivre…

La réparation comme geste militant

Prenons aussi les multiples engagements environnementaux que Patagonia a placés au cœur de son activité : garantie à vie des vêtements, coton 100% bio, polyester recyclé, certification des conditions d’élevage des oies dont les plumes garnissent ses doudounes, lutte contre les micro-plastiques, entrepôt écologique, boycott du Black Friday, transparence et traçabilité complète des produits, congé sabbatique écologique pour ses salariés…, et, plus récemment, campagne contre la fast-fashion et pour la réparation comme geste militant, à travers cette publicité sortie pendant la fashion-week et signée non sans un brin de provocation  «Don’t buy this jacket». Avec ces actions pionnières, sous la bannière de sa nouvelle mission «utiliser le monde des affaires pour sauver notre planète» (modifiée en 2018), Patagonia a tracé la feuille de route du secteur de la mode pour les 20 ans qui viennent au moins, et n’en finit pas d’inspirer d’autres entreprises de tous secteurs.

Prenons encore l’engagement de Patagonia dans la certification B Corp en 2011 ou son obtention en 2012, juste après l’adoption du texte par l’Etat de Californie, du statut de Benefit Corporation (équivalent à la qualité de Société à Mission en France) qui, combinées, avaient pour objectif de renforcer les engagements dans la croissance (plutôt que de les diluer) et de sécuriser la mission dans le temps, quelles que soient les évolutions de son actionnariat. Dix ans plus tard, même si elle n’est plus la première par le score, Patagonia reste la plus iconique des B Corp, celle que l’on cite le plus volontiers en exemple pour illustrer la façon dont ce mouvement de plus de 6 000 entreprises dans 80 pays veut transformer radicalement le capitalisme. Et elle a entraîné derrière elle de nombreuses entreprises dans l’une ou l’autre démarche, au point que la question-clef pour les entrepreneurs les plus ambitieux est désormais de savoir comment ils pourraient devenir «le Patagonia de leur secteur».

Un actionnariat protecteur des valeurs et de la mission de Patagonia

Prenons enfin, donc, l’ultime décision prise par Yvon et sa famille - en transmettant de manière irrévocable 100% des actions avec droits de vote (soit 2% du capital) au Patagonia Purpose Trust, dont le but est de protéger les valeurs et engagements de l’entreprise, et 100% des actions sans droit de vote (soit 98% du capital) à une fondation-actionnaire créée pour l’occasion, dont le but est de combattre la crise environnementale et de protéger la nature. Une fois encore, Chouinard ouvre une voie vers la transformation en profondeur du capitalisme : d’abord, il garantit à Patagonia un actionnariat stable et de long terme, protecteur des valeurs et de la mission (non sans expliquer précisément pourquoi les autres options possibles, la vente de l’entreprise d’une part et l’entrée en Bourse de l’autre, auraient été délétères pour ses valeurs et ses engagements). Ensuite et surtout, il transforme le cœur du modèle de propriété de l’entreprise et la gouvernance de Patagonia, tout en réglant élégamment la question de la transmission et de sa succession.

On m’opposera que la fondation-actionnaire existe déjà, notamment dans les pays scandinaves (au Danemark, plus de 60% de la capitalisation boursière est ainsi le fait d’entreprises majoritairement détenues par des fondations). Mais ce que l'affaire Patagonia révèle en creux, c’est que le modèle de la fondation-actionnaire est un superbe aboutissement de l’engagement qui, en lui-même, ne suffit pas. Car sans cohérence entre la gouvernance et le modèle économique, l’objectif vertueux n’est pas tout à fait atteint. Ce n’est peut-être pas politiquement correct, mais on ne peut pas dire que chez Bosch (Allemagne), Rolex (Suisse), Carlsberg (Danemark) ou même Avril (France), la cohérence de l’engagement entre les produits, les pratiques et les causes soutenues par les fondations-actionnaires soit à ce point frappante. Et c’est bien la cohérence absolue de Patagonia qui en fait un modèle puissant et inspirant - car il n’est pas d’autre façon d’influencer que l’exemplarité.

Quand on lui demande s’il est optimiste ou pessimiste, Yvon répond généralement qu'il n'y a pas de différence entre un optimiste qui dit : «tout ira bien, ne vous inquiétez pas», et un pessimiste qui dit : «les choses sont foutues, c’est sans espoir.» Car dans les deux cas, rien n'est fait. Il a donc tout préféré dire qu'il est un pessimiste qui met beaucoup d’énergie à contribuer à la solution. La démonstration n’en a jamais été aussi limpide.

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