Chronique USA
L'élection présidentielle américaine est toujours à l’avant-garde des pratiques numériques. Après le cauchemar des fake news de 2016, que nous réservera le grand rendez-vous de 2020 ? Jusqu’à l’élection le 3 novembre, Ronan Le Goff, directeur associé de La Netscouade, proposera une fois par mois, sur le site de Stratégies, une lecture digitale de cette campagne décisive.

«Obama a apporté son soutien à Biden. Il devrait aussi lui apporter son éclairage, son décor et sa caméra.» Ce titre du Washington Post, après qu’Obama ait apporté son soutien en vidéo à son ancien vice-président, résume bien l’impression générale au sujet de la campagne de Joe Biden. Le Covid-19 qui a déferlé sur les Etats-Unis a brisé l’élan du dernier rescapé de la primaire démocrate. Finis les meetings flamboyants, les débats échevelés à la télévision, sa campagne se déroule désormais dans le sous-sol de sa maison du Delaware, où un studio de télévision a été monté à la hâte. Décor quelconque, image terne, débit ronronnant, Joe Biden n’a pas les standards de qualité d’un youtubeur professionnel. Il l’est pourtant devenu par la force des choses.

Quand les événements physiques ne sont plus possibles, le contenu devient roi et le candidat se fait média. La rutilante caravane Biden s’est transformée en une modeste chaîne YouTube et Facebook. Ses moyens paraissent bien faibles en regard du blockbuster médiatique Trump. 1,8 million de fans sur Facebook pour Joe Biden, contre 27 millions pour le président ; 5,2 millions de followers sur Twitter contre 79 millions pour le résident de la Maison Blanche. Donald Trump bénéficie en outre d’une autre fenêtre d’exposition majeure avec ses points presse quotidiens sur la crise du Covid-19 — avant que ses conseils médicaux douteux à base d’eau de javel et d’UV ne le forcent à réduire la voilure. Le président américain parle à une dizaine de millions de téléspectateurs chaque jour, à comparer aux 50 000 à 100 000 personnes que réunit péniblement Joe Biden sur ses vidéos YouTube. Cruelle ironie : le candidat n’apparaît même pas sur l’unique succès d'audience de sa chaîne, la vidéo de soutien de Barack Obama (2 millions de vues). «Nous ne faisons pas campagne pour le poste de youtubeur en chef. Nous faisons campagne pour le poste de président», balaye Andrew Bleeker, un stratège démocrate.

Cette «campagne invisible», comme l’a surnommée la presse américaine, profite pour l’instant à Joe Biden. Dans les Etats-clés du Michigan, de Floride et de Pennsylvanie, les derniers sondages donnent une confortable avance au candidat démocrate. Face à l’omniprésence présidentielle, tout se passe comme si Biden tirait avantage de sa relative absence médiatique. Dans ce contexte, la campagne Biden veut jouer la carte de la modestie et de la proximité. «Si vous voulez réussir sur internet sans vous transformer en Donald Trump, la meilleure chose à faire est de faire preuve d'empathie et de compassion, et de construire une communauté. Notre stratégie numérique va refléter cela», estime Rob Flaherty, directeur de la campagne digitale de Joe Biden.

Podcast audio, le format idéal

Si les vidéos YouTube de Biden ne resteront pas dans les livres d’histoire, son podcast Here’s the deal représente en revanche une tentative intéressante de s’adapter aux contraintes du moment. Le podcast audio, avec toute la modestie de son dispositif, est le format idéal pour développer une proximité avec les électeurs. Joe Biden se prête au jeu de l’animation radio et semble prendre un vrai plaisir à animer ces conversations détendues. Le candidat reçoit à chaque épisode un invité pour discuter des grands sujets (Covid-19, environnement, religion…). Les figures de son parti se pressent pour participer au show, qui apparaît chaque jour davantage comme un casting public de sa future équipe. Deux des favorites pour le poste de colistière, Gretchen Whitmer et Amy Klobuchar, y ont déjà été conviées. Avec ces longues conversations réfléchies, l’équipe Biden assume la contre-programmation. «C'est le contraire de ce que nous voyons tous les jours à la Maison Blanche», analyse Rob Flaherty.

Alors que la campagne a basculé au tout-digital, la modestie du dispositif Biden interroge au sein du parti démocrate. Avec seulement 25 personnes, l’équipe web du candidat apparaît sous-dimensionnée en comparaison de la centaine de collaborateurs qui aident Trump sur le volet numérique. Afin de rattraper ce retard, des stratèges militent pour le recrutement de Hawkfish, agence digitale fondée en 2019 par Michael Bloomberg et réunissant de brillants cerveaux de la Silicon Valley. La machine est déjà prête, il n’y aurait plus qu’à effectuer un «plug and play» avec la campagne Biden. Cependant Hawkfish est irrémédiablement associée à l’échec de la candidature Bloomberg. Malgré des dépenses pharaoniques d’un milliard de dollars en pubs digitales, l’ancien maire de New York n’avait pu gagner que la seule primaire des Îles Samoa.

Micro-targeting et usage massif des datas

L’hypothèse d’une reprise en main de la petite start-up Biden par la machine à cash et à data de Bloomberg pose la question de la place des publicités digitales dans le dispositif. Joe Biden doit-il tenter de répliquer la méthode Trump et investir en masse dans des messages micro-targetés sur les réseaux sociaux ? En volume publicitaire sur Facebook et Google, le candidat démocrate a déjà rattrapé Trump, qui faisait largement course en tête, avec 1,4 million de dollars de dépenses par semaine. Joe Biden a marqué les esprits avec un montage montrant que Trump avait félicité la Chine quinze fois pour sa riposte contre le coronavirus. La vidéo se termine par un avertissement lancé au président : «Toutes les pubs négatives du monde ne peuvent pas changer la vérité». Le message a été particulièrement poussé dans les swings states de Pennsylvanie, Michigan et Wisconsin.

En dépit de ses faiblesses apparentes, Joe Biden est loin d’avoir perdu la bataille d’internet. Dans cette élection si particulière, marquée par la crise sanitaire, sa victoire dépendra autant — si ce n’est plus — du discrédit de Donald Trump que de ses propres mérites. Aux marges du parti démocrate, le super-PAC Pacronym, doté de 75 millions de dollars, milite pour retourner contre le président l’arme digitale qui a fait son succès : micro-targeting et usage massif des datas.

Après avoir lancé une batterie de tests publicitaires sur Facebook, Pacronym prétend être parvenu à faire baisser le soutien au président de 3,6% parmi un électorat cible dans cinq swing states. Le format de la campagne américaine, qui donne un poids démesuré à quelques tranches de l’électorat dans ces Etats charnières, rend ce type de campagnes micro-targetées potentiellement très rentables. Les équipes de Pacronym ont également découvert que les électeurs de Trump étaient particulièrement sensibles aux publicités Facebook dites «Boosted news» (l’annonceur pousse un article de presse) lorsque l’émetteur est conversateur. Le message le plus efficace pour faire baisser la cote de Trump dans l’électorat républicain était ainsi une citation du présentateur de Fox News Tucker Carlson reprochant au président ses velléités belliqueuses contre l’Iran. Depuis son sous-sol, Joe Biden peut continuer de mener sa campagne low-profile avec un message rassembleur et positif. D’autres se chargent de mener la sale guerre du web contre Trump. Deux approches parfaitement complémentaires.

 

Lire aussi :

- Épisode 1 : Pour 2020, Trump part avec une longueur d'avance sur le web

- Épisode 2 : Limiter le micro-targeting ne résout pas le problème des fake news

- Episode 3 : Le dilemne des démocrates : gagner sans se salir les mains

- Episode 4 : L'apocalypse du deepfake aura-t-elle lieu ?

Suivez dans Mon Stratégies les thématiques associées.

Vous pouvez sélectionner un tag en cliquant sur le drapeau.