Chronique USA
Tous les mois, Ronan Le Goff, directeur associé de La Netscouade, analyse pour Stratégies la campagne numérique américaine. À l’approche de l’élection, il fait le bilan sur cette séquence inédite de communication politique.

L’irruption du Covid-19 a complètement bouleversé la campagne présidentielle américaine. Pendant trois mois, de mars à juin, celle-ci est devenue «invisible» car entièrement virtuelle, sans aucun meeting en présentiel. Pendant cette période, le web, les réseaux sociaux et les SMS ont remplacé entièrement les meetings, les tractages et les porte-à-porte.

Les démocrates ont aussi trouvé avec la pandémie leur meilleur angle d’attaque pour fragiliser le président. Donald Trump a particulièrement chuté dans les sondages à deux moments : en juin, lors de la deuxième vague aux États-Unis, et en octobre, à l’issue d’un débat chaotique et de l’annonce de sa contamination.

Le vote par correspondance a également pris une ampleur sans précédent. De nombreux électeurs seront amenés à voter par courrier pour ne pas prendre de risques en se déplaçant au bureau de vote. Trump juge «frauduleux» le vote par correspondance, qui lui est jugé défavorable, et fait tout pour en réduire la portée.

Deux salles, deux ambiances

Durant cette campagne, les deux candidats ont opté pour des stratégies diamétralement opposées : les meetings surchauffés de Trump au son de YMCA versus la prudence de Biden et son respect strict du «social distancing».

Malgré les risques, Donald Trump a lancé à la rentrée une série de meetings quasi quotidiens. Ces événement sont toujours organisés sur des tarmacs d’aéroport, afin qu’Air Force One puisse repartir au plus vite.

Joe Biden a lui misé sur des micro-événements, diffusés en direct en ligne. Au départ bloqué dans le sous-sol de sa maison transformé en studio télé, Biden enchaîne depuis quelques semaines des déplacements en train, ponctués de meetings seul devant la caméra ou face à quelques fans dans leur voiture.

Les forces en présence avant la bataille

D'un côté, Donald Trump, maître de l’internet depuis quatre ans, est parti avec une grande longueur d’avance. Usager boulimique des réseaux sociaux, il affronte un Biden aux moyens très limités en la matière. Sur la ligne de départ fin mars, Trump comptait 75 millions de followers sur Twitter contre 4,6 millions pour Biden, et 28 millions de fans sur Facebook contre 1,7 million pour Biden.

Si son audience a doublé en 6 mois, Biden reste très distancé à l’approche de l’élection : 11 millions de followers sur Twitter contre 87 millions pour Trump, 3,2 millions de fans sur Facebook contre 30 millions pour Trump.

L’avantage numérique n’est pas que sur les réseaux : en avril, quand a vraiment commencé la campagne, Biden ne comptait que 25 personnes dans son staff digital, contre une centaine de personnes chez Trump. Biden a depuis refait son retard : 200 employés s’occupent de sa campagne en ligne.

Les réseaux sociaux, la grande désillusion

En 2008, Barack Obama avait misé sur les réseaux sociaux naissants, entouré d’une équipe de jeunes geeks qui ont redéfini les règles de la communication politique. Dans un grand élan d’enthousiasme, les observateurs parlaient alors de la première «élection Facebook».

En 2016, la victoire de Donald Trump va mettre fin à l’âge d’or des réseaux sociaux. Après l’optimisme naïf des années Obama, on en découvre la face sombre : campagnes de désinformation, intervention de trolls russes, scandale Cambridge Analytica.

En l’espace d’une décennie, les réseaux sociaux, qu’on considérait comme des vecteurs de progrès social et d’avancées démocratiques, sont devenus le véhicule de la division, de la polarisation, de la désinformation, et souvent même de la haine. D'où le dilemme des démocrates durant cette campagne : faut-il accepter la sale guerre du web ?

Le dilemme moral des démocrates

Traumatisés par la campagne de 2016, les démocrates n’ont pas su préparer en amont la bataille du web de 2020. Depuis les innovations des années Obama, les démocrates ont baissé la garde alors que le camp adverse investissait en masse dans l’analyse de la data et préparait la guerre culturelle sur les réseaux. En matière de technologie, il faut investir de manière continue, sinon le retard s’accumule de manière irrémédiable.

Surtout, l’establishment démocrate s’est retrouvé face à un dilemme moral, provoquant de vives luttes en interne : faut-il, pour l’emporter en 2020, appliquer les méthodes qui ont fait le succès de Trump en 2016 ? Faut-il refuser la guerre technologique au motif qu’elle n’est pas éthique ? Pour battre Trump, est-ce que la fin justifie les moyens ?

Pacronym, la jeune garde démocrate qui remue le parti

Une figure s'est imposée durant cette campagne dans le camp démocrate : Tara McGowan, 33 ans, ancienne journaliste de CBS. Elle plaide depuis plusieurs mois pour que les démocrates utilisent les mêmes armes numériques que Trump : usage massif des datas, publicités micro-ciblées et création de médias démocrates pour mener la guerre culturelle.

McGowan a fondé le super-PAC (un comité d’action politique) Pacronym, doté de 75 millions de dollars, principalement utilisés pour inonder les réseaux de publicités anti-Trump. Elle a recruté James Barnes, ex-employé de Facebook. Il avait été envoyé en 2016 par Zuckerberg pour conseiller l’équipe Trump, où il avait joué un rôle déterminant. Pacronym a également investi 10 millions de dollars dans des publicités digitales pour contrer les attaques racistes et sexistes contre Kamala Harris, candidate à la vice-présidence.

Après avoir lancé une batterie de tests publicitaires sur Facebook, Pacronym prétend être parvenu à faire baisser le soutien au président de 3,6% parmi un électorat cible dans cinq swing states. Pacronym a lancé un groupe de presse régionale baptisé Courier Newsroom, qui regroupe des sites de presse locale créés de toutes pièces. Les articles suivent uniquement l’agenda politique progressiste et atteignent leur audience via des publicités achetées sur Facebook.

Une campagne de contenus

En période de pandémie, la campagne Biden aura plus ressemblé à un média qu’à une campagne classique. Les conditions sanitaires ont poussé les équipes de campagne à faire preuve de créativité. La production de vidéos de contenus s’est imposée comme une des activités principales du candidat : un studio d’enregistrement a été installé dans le sous-sol de sa maison. La team Biden a aussi lancé une série de podcasts audio, Here’s the deal, avec le candidat en présentateur vedette, et une série de podcasts vidéo, Socially Distanced Conversations, dans lesquels Biden discute avec des personnalités démocrates.

Face à Trump qui joue sur ses forces (l’engagement sur des posts virulents sur les réseaux), Biden mise essentiellement sur des messages apaisés et positifs. Ce pari du «feel-good content» a trouvé son apogée avec l’émouvante vidéo dans laquelle Biden informe Kamala Harris qu’elle sera sa vice-présidente.

Le camp Biden ne fait pas non plus toujours dans la nuance : les démocrates ont diffusé plusieurs «clips apocalyptiques», procédé très utilisé par les équipes de Trump consistant à diffuser des images anxiogènes sur fond de musique de film catastrophe. Objectif : dégrader l’image de Trump au sein de l'électorat indécis. La team Biden s’est aussi spécialisée dans le merchandising à contenu : vendre en ligne des objets produits dérisoires destinés surtout à faire passer un message. Une mouche se pose sur le front de Mike Pence pendant le débat ? La campagne Biden répond en vendant une tapette à mouche «Truth over flies» (jeu de mot autour de «truth over lies», un des slogans de Biden). Succès viral assuré.

SMS & conversations virtuelles

Alors que les Républicains font massivement du porte-à-porte (un million de portes en une semaine en août), la pratique avait été suspendue par les démocrates pour raisons sanitaires. Biden a décidé de reprendre les opérations début octobre dans les États-clés. Chez les démocrates, la campagne de proximité est essentiellement passée par le virtuel, mais pas seulement sur les réseaux sociaux. Les SMS ont pris une grande importance, notamment grâce au développement des envois massifs de textos (technologie du texting peer-to-peer). Le taux de réponse à ces SMS est 36 fois meilleur que par mail. Les numéros peuvent être collectés par les campagnes ou via des data brokers.

Les petits meetings de mobilisation dans les gymnases ont été remplacés par des Zoom de quartier, promus sur Facebook ou Instagram. La campagne de Biden a aussi parié massivement sur des conversations virtuelles en tête-à-tête avec des groupes d'électeurs spécifiques. Pour le seul mois d'août, la campagne a organisé 2,6 millions de conversations avec des électeurs dans des swing states.

La campagne Biden est une campagne «low tech», mais pas low-cost : des SMS, du porte-à-porte virtuel, des vidéos «feel-good content». Mais derrière tout cela, il y a une grosse machinerie de datas. Enjeu principal de la campagne : convaincre les indécis non pas de choisir entre Trump ou Biden mais d’aller voter ! Les «électeurs indécis» ne sont plus ceux dont le vote fluctue d’un parti à l’autre, mais ceux qui hésitent à aller voter, notamment les jeunes Noirs.

Militants et micro-dons

Le pivot vers le numérique de la campagne a fait que les rassemblements entre militants se sont moins faits géographiquement que par identités (Cubanos con Biden) ou expériences personnelles (Veterans for Biden). Le groupe Facebook, parfois secret, est l’unité typique du militantisme grassroots dans cette campagne. Des militants actifs sont repérés sur ces groupes thématiques et sont ensuite invités sur les groupes officiels de chaque État, où s’organise la campagne de manière professionnelle. Les militants sont aussi recrutés par SMS suite à leur inscription à des événements digitaux. C’est ainsi que le parti démocrate de Floride a recruté 120 000 volontaires actifs, qui ont passé 5,6 millions de coups de téléphone et envoyé 4,3 millions de SMS.

La campagne Biden a aussi misé - avec un franc succès - sur les micro-dons pour se financer. En septembre, elle a battu le record historique de fundraising pour une campagne (qu’il avait déjà battu en août) : 383 millions de dollars en un mois. 5,5 millions de personnes ont donné, pour une somme moyenne de 44 dollars. Sur le seul mois d’août, Biden a atteint 1,1 million de nouveaux donateurs. Et ceux qui ont donné moins de 200 dollars (22%) aux partis ont été - pour une très grande majorité d’entre eux - des donatrices.

Mais ce sont les gros donateurs qui ont permis d’atteindre un niveau record de dépense pour les deux candidats : 11 milliards de dollars prévus (contre 6,3 milliards en 2008). 2,8 millions d’Américains (0,86% de la population) ont versé plus de 200 dollars, ce qui a contribué au financement des trois quarts des frais de campagne.

Le rôle des apps

Les applications des candidats ont joué un rôle non négligeable dans cette élection. Principal intérêt pour les campagnes : elles permettent de collecter des quantités massives de données utilisateurs sans avoir besoin de s’appuyer sur les principales plateformes de médias sociaux ou de s’exposer à la surveillance et à la modération de messages de désinformation politique.

L’application officielle Trump 2020 demande de nombreuses informations aux utilisateurs : téléphone, nom complet, adresse e-mail, code postal. L’app effectue également de nombreuses demandes d’autorisation : accès aux données de localisation ou le contrôle de la fonction Bluetooth du smartphone. L’application de Joe Biden (Team Joe), disponible depuis juillet, présente des similitudes avec l’application Trump mais sa proposition est très différente. Là où l’application Trump a de nombreuses utilisations, de la diffusion de notifications personnalisées à la diffusion en direct de rassemblements en passant par des sessions de formation pour les activistes numériques, Team Joe est en grande partie conçue pour les militants de terrain avec un seul objectif : le relationnel (data-driven relational organizing).

L’application permet ainsi de «matcher» les contacts du téléphone avec les fichiers d’électeurs (qui indique qui a voté à quelles élections et avec quel parti la personne est enregistrée) afin de cibler des personnes potentiellement indécises. L’app permet aussi d’envoyer des messages personnalisés à ces personnes (approche «one-to-one»). Ainsi, le data-driven relational organizing est en train de devenir la stratégie d'approche privilégiée pour les campagnes politiques américaines. Les démocrates en sont convaincus : les conversations que vous avez avec vos amis ou votre famille sont toujours un peu plus significatives.

La publicité en ligne

La campagne de 2016, durant laquelle le camp de Donald Trump avait usé et abusé du micro-targeting, reste dans toutes les têtes : les publicités politiques font l’objet d’une vive controverse dans la société. En l’absence de règles clairement établies, la confusion est totale. Twitter a décidé purement et simplement de bannir les annonces publicitaires politique. Google a annoncé limiter le micro-targeting pour les messages politiques tandis que Facebook a annoncé que ceux-ci seraient interdits une semaine avant le scrutin.

Ces mesures sont un premier pas, mais ne règlent pas le problème fondamental de la désinformation : le contenu organique, celui posté par les internautes et non par les équipes de campagne. En la matière, Trump peut se targuer d’avoir une armée de blogueurs, vlogueurs et éditorialistes Facebook à son service. Les chiffres sont impressionnants : le chroniqueur conservateur Ben Shapiro a reçu sur sa page Facebook 56 millions d’interactions au cours du mois de septembre, soit plus que les pages du New York Times, du Washington Post, de NBC News et d’ABC News réunies. De la publicité gratuite pour le président.

Depuis les élections de mi-mandat, Donald Trump a dépensé 211 millions de dollars de publicités sur Facebook et Google. Joe Biden a dépensé 143,7 millions de dollars sur les mêmes plateformes. Sur le mois d’août, Biden a néanmoins largement dépassé son concurrent en volume publicitaire. Sur Facebook, Biden et Trump investissent le plus dans les États-clés de Floride, Pennsylvanie, Arizona, Michigan et Caroline du Nord, cinq États dans lesquels Trump avait gagné avec moins de 5 points d’avance en 2016. A contrario, les dépenses sont faibles dans les «swing states» gagnés par Clinton.

À la mi-octobre, Joe Biden avait la somme impressionnante de 432 millions de dollars en caisse, qui devraient notamment lui permettre de dépenser sans compter dans la dernière ligne droite. La campagne Biden a lancé des campagnes multisupport très ciblées :  47 millions de dollars de publicités (TV, online, print) ont été investis pour cibler les familles de militaires après les propos de Trump qualifiant les soldats morts de «losers». Zones géographique visées : les villes proches des bases militaires dans des États-clés. La campagne Biden a également tenté une nouvelle forme d’achats d’espace en misant sur des sites ultra thématiques : humour (Funny or Die), santé (WebMD), spirituel (Patheos.com)... Sur chaque site, un slogan différent adapté au public.

 

Lire aussi :

- Épisode 1 : Pour 2020, Trump part avec une longueur d'avance sur le web

- Épisode 2 : Limiter le micro-targeting ne résout pas le problème des fake news

- Episode 3 : Le dilemne des démocrates : gagner sans se salir les mains

- Episode 4 : L'apocalypse du deepfake aura-t-elle lieu ?

- Episode 5 : Télé-meetings et feu de bois : la politique US au temps du coronavirus

- Episode 6 : Joe Biden a-t-il déjà perdu la bataille d'internet ?

- Episode 7 : La campagne américaine se tourne vers les apps

- Episode 8 : Twitter va-t-il devoir bannir le troll Trump ?

- Episode 9 : Le Lincoln Project, les trolls républicains qui hantent Trump

- Episode 10 : Sur Facebook, Trump a géré la pandémie formidablement

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