Tribune
La question de l'adoption du télétravail n'est qu'un élément parmi d'autres dans la nécessaire transformation du modèle de l'entreprise. C'est à cette condition qu'elles deviendront plus résilientes demain.

La controverse s’intensifie désormais entre les champions du télétravail et ses détracteurs grâce aux perspectives ouvertes par le confinement, mais le télétravail ne résume pas à lui seul les nouveaux modes de travail. La période exceptionnelle que nous venons de traverser sert en réalité à faire prendre conscience d’un besoin d’accélération et de transformation des différents modèles que sont l’entreprise, voire la société dans son ensemble. Dans cette période, le conservatisme n’est plus une option. Nous ne pourrons collectivement repenser et construire une société plus résiliente, plus durable et plus vivable pour les générations à venir qu’en acceptant la déconstruction préalable de tous nos modèles. Le doute, même dans sa radicalité, est structurant.

La densité, ou plutôt la surdensité de population, est à la fois le théâtre et le vecteur de propagation de la pandémie. Paris est la 6e ville la plus dense au monde devant Séoul. 12 millions d’habitants sur un territoire de 12 000 km2, soit 19% de la population concentré sur 2% du territoire national. Cela tient à la nature même de Paris, sa topographie et sa géographie, mais aussi et surtout à une culture politique et économique de la centralisation. Est-elle toujours aussi pertinente ?

Paris regroupe 24% des entreprises nationales tandis que 6 millions d’actifs – 22% de la population active – vivent en Ile-de-France. La région parisienne concentre 31% de la richesse créée en France, 42% des investissements de recherche et de développement, et 45% des emplois du numérique. Cette situation est orthogonale avec les nombreux discours tenus depuis des années sur la revalorisation des territoires tout en étant aux antipodes des aspirations des Français. 81% pensent en effet que vivre à la campagne représente la vie idéale.

Réinvestir les territoires

Pourquoi n’a-t-on pas d’autre choix que Paris ou l’Ile de France ?  Pourquoi sacrifier 2h30 de transport par jour pour se rendre sur son lieu de travail ou 30% de son revenu disponible pour pouvoir vivre dans le cœur de la capitale ? Les fameuses générations Y et la Z, qui représentent désormais 58% de la population active, aspirent à un meilleur équilibre, une meilleure qualité de leur vie. Pour elles, la sauvegarde de l’environnement et la préservation de la planète sont non négociables. Crise ou pas crise, cette génération, promotrice des nouvelles technologies qui rendent maintenant possible le télétravail, ne tolère aucun compromis sur son socle de valeurs : elle choisira d’où et comment elle travaille.

Les technologies de l’information peuvent nous permettre de réinvestir les territoires, de dépolariser la vie économique et d’améliorer la qualité de vie de ceux qui travaillent. Réduire la fracture numérique est dans ce contexte un enjeu majeur pour les pouvoirs publics.

Ces nouvelles générations sont aussi engagées. Elles veulent contribuer à bâtir un «nouveau monde». Leur vie professionnelle doit y contribuer. Travailler pour vivre ne suffit pas. Elles plébiscitent les mentors, les coachs et fuient les patrons. La culture de la présence dans l’entreprise est héritée de notre passé industriel avec pointeuse, travail posté et le bureau du patron juste au-dessus pour contrôler. Ce modèle s’est prolongé jusqu’à nos jours, y compris avec l’open space.

Entreprise libérée

Avant de pouvoir travailler à distance, il faut repenser au préalable les modèles de management en les fondant sur la confiance. La confiance crée l’engagement. L’autonomie permet l’audace. L’audace permet tout. La performance est le critère de réussite objectif de la confiance. L’autonomie devient la condition d’une interaction constructive entre le manager, qui mentore, transmet ses compétences et son expérience à ses équipes, en formation continue permanente. Le leadership devient l’accompagnement des talents pour les faire grandir. Il accepte à son tour d’être remis en question ou «mentoré» par ses équipes (reverse-mentoring).

La véritable entreprise libérée (de ses redondances, de ses contraintes statutaires, structurelles...), c’est celle où chacun est à sa place mais où l’affect et l’ego n’abiment ni la performance ni le potentiel d’innovation afin de ne pas entraver le développement. L’entreprise libérée n’est pas une pyramide inversée. C’est une entreprise qui fait confiance et assure l’épanouissement de femmes et d’hommes, et permet à tous de devenir plus performant .

Il n’y aura ni télétravail, ni «nouveau monde» du travail sans confiance et sans une autre organisation. Il y aura au contraire des entreprises vieillissantes vouées à disparaitre parce qu’elles seront devenues des repoussoirs pour les meilleurs qui sont justement ceux qui assurent la transformation du modèle économique et industriel permettant de rester dans la course.

A géométrie variable

Demain, c’est l’entreprise elle-même qui devra se réinventer. 20% du revenu des actifs en Europe provient déjà du travail indépendant. Le paradigme actuel de l’entreprise européenne et française est de moins en moins adapté à l’entropie technologique et aux attentes des nouvelles générations. Focalisé sur l’approche top-down, la commande et le contrôle, le modèle de l’entreprise – fonction exclusive de production maximisant l’output et minimisant l’input – semble aujourd’hui dépassé́.

L’entreprise doit devenir un organisme vivant qui participe d’un écosystème qu’elle organise et dans lequel elle s’intègre pleinement en réduisant les externalités négatives et en multipliant celles qui sont positives. Elle doit se recentrer sur ses missions essentielles et renforcer les liens mutuellement bénéfiques avec ses partenaires. Ce modèle n’est plus seulement orienté vers la performance mais vers la transformation permanente conçue comme processus vital. Elle doit considérer les femmes et les hommes qui participent à son projet comme elle considère ses clients. Sa marque employeur doit devenir aussi attractive que ses produits.

Elle sera par définition à géométrie variable, en capacité de se reconfigurer en fonction des opportunités qui se présenteront à elle et des projets successifs qu’elle se fixera pour accomplir sa raison d’être, sa raison d’exister. Une entreprise étendue pourra mobiliser rapidement des équipes en dehors de son cœur de métier, pour saisir des opportunités nouvelles de développement, pour innover et créer de nouveaux centres de profits, ou se transformer en profondeur pour répondre aux évolutions du marché. La question n’est donc pas d’être pour ou contre le télétravail. Il s’agit de savoir si les pouvoirs publics faciliteront la dépolarisation de notre vie économique, la reconquête des territoires, et si nos entreprises sauront accepter les bouleversements des usages actuel et anticiper les prochains pour devenir plus résilientes demain. Saurons-nous déconstruire nos modèles pour les faire évoluer en profondeur afin de demeurer compétitifs tout en étant capables de bâtir un monde meilleur ?

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