Supplément régions

Une entreprise bordelaise dont les collaborateurs seraient à Grenoble ? Impensable il y a deux ans, ce dispositif commence à faire son apparition. Cette articulation entre présentiel et télétravail ouvre des horizons nouveaux à tous les acteurs en région.

Que dirait Jean-François Gravier, le géographe auteur de Paris et le désert français, livre qui a influencé la décentralisation, s’il revenait parmi nous ? Nul ne le sait, mais il serait certainement étonné. La torpeur « provinciale » a laissé la place à un développement qui attire les talents. Sophie Bolte, ex-Parisienne partie à Toulouse où elle dirige Havas City Toulouse le confirme : « Nous avons plusieurs collaborateurs venus d’ailleurs qui travaillent pour les équipes de Paris. Ces personnes me reportent commercialement, mais hiérarchiquement, ils reportent aux équipes de Paris. Aujourd’hui, les équipes de Toulouse, de Lyon et Marseille travaillent à environ 30 % pour les clients parisiens. » Un mouvement largement favorisé par la crise sanitaire, explique Philippe Goure, directeur des régions chez TBWA Corporate : « Le covid a certes créé de la distanciation sociale, mais il a contribué à réduire l’obstacle de la distance géographique. Il a favorisé les sollicitations entre les régions et entre Paris et les régions grâce à la multiplication des échanges en visio qui font gagner du temps. »

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La diffusion du télétravail y est pour beaucoup, reconnaît Nicolas Guillaume, directeur des opérations Île-de-France du cabinet de conseil en ressources humaines LHH : « Il a facilité les mouvements entre régions. Certains candidats sont prêts à faire plus de route dès lors qu’ils ont trois jours de télétravail. » Le télétravail à 100 % n’est plus un tabou. Une conséquence des tensions sur le marché du travail, selon Sophie Bolte : « Globalement, il y a plus d’offres que de candidats, ce qui peut entraîner une forme de surenchère. La taille des équipes fait qu’un ou deux départs produisent des trous d’air qui peuvent rendre plus compliquée la gestion des projets. »

Le temps d’intégration des nouvelles recrues peut ainsi s’accompagner d’une période de « full remote » (100 % à distance), comme en témoigne Philippe Goure : « Pour faciliter l’installation dans la région lyonnaise, nous acceptons qu’une personne fasse du full remote pendant un mois en moyenne, le temps d’organiser sa nouvelle vie. » Mieux encore, ses équipes accompagnent leurs futurs collaborateurs dans la recherche d’un logement. Et Philippe Goure d’ajouter : « Pas encore dans la recherche d’un emploi pour leur conjoint, mais cela ne saurait tarder ». Perdre un collaborateur n’est plus envisagé aussi tranquillement qu’avant. « Dans certains cas, plutôt que de voir partir un collaborateur, les entreprises peuvent préférer le travail à distance, relève Nicolas Guillaume. Nous avons l’exemple d’une collaboratrice qui est partie à Lyon durant six mois tout en travaillant avec son équipe parisienne. »

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Le groupe Rouge Vif, implanté notamment à Versailles, Lyon, Toulouse et Nancy, a aussi adopté une nouvelle organisation. « Le télétravail comme le travail délocalisé sont des facteurs de fidélisation », explique Stanislas Haquet, le directeur général. De tels mouvements peuvent contribuer au développement de l’entreprise, ajoute Guy Baculard, directeur conseil associé : « Accompagner des collaborateurs, qu’il s’agisse d’un projet de vie ou d’un retour dans leur ville natale, est aussi une vraie opportunité pour nous car cela nous permet de renforcer notre maillage territorial. » Chaque demande fait cependant l’objet d’un examen attentif qui passe en revue la séniorité, la capacité d’organisation, le type de métier, le niveau de management et la proximité nécessaire avec les clients. L’ouverture d’une antenne locale tient compte de nombreux paramètres : « Elle est au confluent de différents objectifs : accompagner nos clients en proximité, saisir les opportunités commerciales du territoire, accompagner les collaborateurs qui souhaitent s’installer sur la région ou que nous recrutons en région », précise Guy Baculard.

Pourquoi ne pas réunir le meilleur des deux organisations ? C’est le choix effectué par l’agence de relations publics de Lisa Wyler. Installée à Bordeaux, sa dirigeante souhaitait consolider son développement avec un profil senior. Grâce à son réseau, elle a fini par trouver la perle rare à… Grenoble. « Nous avions déjà pratiqué le télétravail mais je n’avais pas envisagé le full remote, reconnaît Lisa Wyler. Notre problématique est de créer et maintenir un esprit d’équipe. Avec Virginie, le vrai sujet de discussion a été la distance. Il fallait donc qu’elle puisse venir régulièrement à Bordeaux au-delà des contacts quotidiens à distance. Nous avons opté pour un séjour d’une semaine par mois à Bordeaux. » Un dispositif qui convient parfaitement à Virginie : « Cela me permet aussi de continuer à avoir des responsabilités au sein du comité exécutif de la French Tech de Grenoble dont je suis membre, en charge de la communication. » Tout est pour le mieux à un petit détail près : la durée des trajets. Rejoindre Bordeaux depuis Grenoble exige plus de cinq heures de route. Le « désert français » n’a donc pas totalement disparu. Peut-être Jean-François Gravier ne serait-il pas si étonné finalement. ?

Le full remote condamné à la marginalité ?

Nicolas Guillaume directeur des opérations Île-de-France du cabinet de conseil en ressources humaines LHH

« Le télétravail à 100 % concerne une minorité de candidats, je dirais de 2 % à 5 % d’entre eux, qui occupent des fonctions IT ou des fonctions support ou en charge des relations clients. Cela demande cependant une approche managériale spécifique. Pour beaucoup d’entreprises, un lien plus faible est synonyme de moindre performance. C’est pourquoi le 100 % télétravail pourrait montrer à un moment ses limites en termes d’accompagnement, de formation et d’évolution professionnelle. Cela s’explique en partie par le fait qu’on loupe des informations importantes sur l’entreprise en étant toujours à distance, ne serait-ce que les conversations entre collègues à la machine à café, ou que l’on soit moins identifié par les collaborateurs et/ou ses managers. »

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