Management

Alors que le gouvernement s’emploie à faire passer sa loi reculant l’âge de départ à la retraite à 64 ans, les free-lances semblent les laissés-pour-compte de la réforme. Comme des précédentes.

« Réforme des retraites : comprendre les enjeux en 26 questions », titre Le Monde, le 23 janvier. Vingt-six questions, mais pas une seule sur les free-lances. Rien de bien surprenant aux yeux d’Arnaud Lacan, professeur de management au sein de Kedge Business School. « Ils sont un peu les oubliés de la réforme, commente-t-il, mais ils le sont en général. » Pas de surprise non plus pour Jean Pralong, psychologue, professeur et chercheur en gestion des ressources humaines au sein de l’École de management (EM) de Normandie. « Le débat social est drivé par les syndicats de salariés, d’où cette grande absence des free-lances à ce jour, explique-t-il, tant pour les retraites que pour le chômage, d’ailleurs. Les syndicats ne représentent que leur base et ne se soucient que de clientélisme pour les gens dont ils ont le mandat. Il n’y a pas de syndicat de chômeurs, ni de free-lances, d’où l’absence de certains sujets. Auprès de qui se plaindre, si ce n‘est soi-même ? »

Pourtant, au pays de la « start-up nation », la corporation des free-lances est de plus en plus étoffée. Selon les chiffres de l’Insee, 11,4 % de la population active ont ainsi opté pour l’indépendance (c’est un peu moins que le taux en vigueur dans la zone euro, à savoir 14,1 %), soit un peu plus de 3,1 millions de personnes. Les adhésions des spécialistes du marketing, de la communication et du graphisme, ont bondi de 27 % sur la plateforme Malt, qui recense quelque 300 000 contacts. Au total, le poids des indépendants dans l’économie n’est pas négligeable. Pas moins de 40 milliards d’euros en France en 2022. « C’est mieux que l’intérim », note Laurent Perret, directeur général adjoint chargé des activités portage salarial au sein de Ad’missions by Freelance.com.

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Mot-valise, le terme de free-lance recouvre – dans le langage courant - des situations bien diverses. Ils sont consultants, autoentrepreneurs, ont monté leur entreprise individuelle, une microentreprise, sont pigistes (encore appelés salariés atypiques) – mais pas auteurs, qui dépendent du régime général (confusion souvent faite). Parfois, ils cumulent ces différents statuts, ont de multiples employeurs, avec des périodes en contrat à durées déterminée (CDD) ou indéterminée (CDI). Leurs trajectoires professionnelles sont bigarrées, avec « des trous dans la raquette, note Nathalie Merle, free-lance RP. Et, dans les débats, la pénibilité aussi de ces métiers spécialisés dans le ʺjus de cerveauʺ est trop souvent oubliée. »

« À un moment, la question d’un régime universel avait été abordée, note Laurent Perret, avec l’idée de faire converger les indépendants vers le régime général, mais ce n’est plus dans le texte. » Est-ce pour autant un sujet d’inquiétude des free-lances ? Comment calcule-t-on une annuité ? À partir de quel âge faut-il s’en soucier ? Quels sont les critères d’une carrière longue ? Autant de questions qui sont rarement posées. Y compris par les intéressés eux-mêmes : « Je réfléchis à court terme, explique Guillaume Guersan, consultant en marketing digital, publicité en ligne et SEO (Search engine optimization). Je me concentre sur mon carnet de commandes, sur comment remplir mon assiette aujourd’hui, et pas sur le menu de ma retraite. Je n’ai pas d’inquiétude particulière sur la survie du système. Je suis plutôt dans l’optique de me débrouiller seul, via une épargne ».

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Un peu plus loin dans son parcours professionnel, Julien Josset, graphiste-directeur artistique, établit froidement un diagnostic assez partagé. Il ne compte pas sur ses années de free-lance pour sa retraite : « Je n’aurai quasiment rien. Je ne me projette pas. Tout cela me paraît absurde. Le vrai problème est de pouvoir bosser jusque 64 ans pour ceux qui n’ont pas le droit de bénéficier du chômage. C’est une bombe à retardement. »

Laurent Perret confirme cette résignation. « Quand ils choisissent ce statut, ils font une croix sur la retraite. Cela ne rentre pas dans leurs préoccupations. » Retraite et prévoyance, même constat. En 2022, Malt, marketplace européenne de free-lances, a proposé un package prévoyance à prix négociés en 2022 aux 300 000 inscrits de la plateforme. Au bout de deux mois, seuls sept avaient répondu.

Pour aller plus loin

COTISER PAR SOI-MÊME

« Ce n’est pas parce qu’ils ne cotisent pas au régime général qu’ils n’ont pas de retraite, pose d’entrée de jeu Swan Ta-ly, directrice générale de Selfepargne, société de courtage en assurance. Seule condition : cotiser par soi-même. Le free-lance dépend de son activité, quand pour un salarié, que cela se passe bien ou mal, peu importe. » Un chiffre d’affaires de 9 675 euros par an, après abattement, permet de valider quatre trimestres – ce seuil varie selon la nature de l’activité. « La réforme a le mérite de m’avoir poussée à consulter le site de l’État, note Sophie Artonne, indépendante en relations presse depuis dix ans. Tant que la réforme n’est pas passée, je garde l’espoir de voir intégrer les free-lances dans la réflexion. » À défaut, les sociétés de portage devraient bénéficier de l’arrivée de nouveaux adeptes.

Les auteurs relèvent du régime des salariés classiques, tout comme les pigistes. Un journaliste rémunéré à la pige cotise sur l’ensemble de ses revenus pour sa retraite complémentaire, sans considération du plafond mensuel de 3 600 euros, pour tenir compte des décalages de paiement entre la production de l’article et le paiement.

Sur fond de « great resignation », les atours du « free-lancing » séduisent. Et la réforme des retraites pourrait même créer de nouvelles cohortes, avec les cumulards de la retraite et du travail indépendant. Un paradoxe, quand les quadras ou quinquas déjà free-lances ne se soucient guère de leur propre retraite. Leur mantra : « Advienne que pourra ! »

UNE BONNE IMAGE AUPRÈS DES CADRES

L’indépendance ? Cette valeur attire les Français. D’après une étude récente de la plateforme Freelance.com, 61 % des cadres du privé ont une bonne image du statut de free-lance. Les trois quarts pensent même que ce format colle plutôt à leurs attentes actuelles. Un vrai satisfecit qui est partagé dans nombre de pays de pays européens, et dans des secteurs variés: tech & data, graphisme et conception, marketing et communication… Les inscriptions sur la plateforme Malt ont bondi de 27 % en 2021. Et quant aux fonctions support (finance, RH, juridique, achats, management des opérations, recherche et autres activités professionnelles), le management et les commerciaux les ont vu exploser de 63 %, avec un âge moyen de 37 ans en France, contre 43 ans en Allemagne, par exemple. Mais seuls 3 % des cadres, selon l’enquête de Freelance.com, ont choisi de démissionner pour se lancer…. 65% voient toujours ce statut comme stressant. Le CDI a encore de beaux jours devant lui.

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