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Le sociologue et directeur de recherche à Sciences Po Dominique Boullier alerte sur le mode de fonctionnement de Roblox, plateforme de jeu du Web3 qui exploite le travail des contributeurs souvent jeunes, voire très jeunes, dans son fonctionnement.

Vous êtes sociologue et avec Guillaume Guinard, un de vos étudiants à Science Po, vous avez scruté le modèle du site de jeux vidéo Roblox que vous dénoncez comme de « l’exploitation virtuelle » des plus jeunes. En quoi celle plateforme dite de « divertissement » va jusque-là ?

Avant tout, il faut comprendre l’évolution des modèles. Avec le web 2.0, quand vous interagissez sur une plateforme sociale, que vous faites des posts, des commentaires, votre contenu sert à des placements publicitaires qui rémunèrent la plateforme. Puis il y a un deuxième niveau, quand vous devenez influenceur, vous produisez des vidéos, des stories, et vous pouvez obtenir des rémunérations directement. C’est le modèle de TikTok, par exemple. Dans le cas du métavers, ce que tend à devenir une plateforme comme Roblox, vous produisez une expérience utilisateur. Le but est de développer un jeu, parfois très basique, de le coder et de le soumettre à l’audience de la plateforme. Vous êtes alors embarqué dans un collectif, avec une coordination, des incitations, et parfois même des commandes de personnes sur la plateforme qui ne sont pas du tout des jeunes joueurs, mais qui eux, tirent les marrons du feu et remportent les gains. Ce que nous observons, c’est qu’il ne s’agit plus du tout de contenu habituel, réalisé dans un environnement connu comme un réseau social. Ici vous devez tout inventer, toute l’expérience du jeu, et des gens se rémunèrent sur cette expérience.

Mais comment se passe la monétisation ?

Elle a lieu à différents endroits. D’abord sur la plateforme, qui a sa propre monnaie : le Robux. Elle permet d’acheter des objets pour ses personnages, des NFT… Ce n’est pas une monnaie fiduciaire. Et lorsque votre jeu fonctionne, vous êtes rémunéré en Robux. On a donc des enfants d’environ 13 ans – parfois moins même si c’est interdit – qui arrivent à se faire un peu d’argent, mais il y a peu d’élus. La plateforme, elle, prend 30% sur toutes les transactions qui peuvent avoir lieu. Ce peut être pour acheter un personnage, débloquer des paramètres, acheter des NFT, et pour la moindre transaction, la plateforme se sert.

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Mais cela reste une monnaie fictive, interne à la plateforme…

Cette monnaie est convertible en espèces sonnantes et trébuchantes. D’ailleurs, Roblox met en avant des profils qui se sont fait beaucoup d’argent grâce à des jeux, crée de la concurrence, et il existe aussi un marché hors de la plateforme, externe, qui permet, via de la monnaie bel et bien réelle, de s’échanger des éléments de jeu, ou de répondre à des missions de commandes de développement d’expérience virtuelle. Le rapport à l’argent est diffus et présent partout. Dans les boutiques comme la Fnac, vous avez des stands Roblox où vous pouvez acheter des goodies, des figurines, tirés de personnages de jeux en ligne. Ces personnages ont parfois été créés par des jeunes ados, alors qu’on n'accepterait pas qu’ils aient été fabriqués matériellement par des enfants !

Mais la plateforme est-elle responsable de ce qui se passe en dehors ?

C’est là tout le problème. Le modèle des plateformes a toujours développé l’art de ne jamais être éditeur, mais toujours rester hébergeur : ils ne sont pas responsables du contenu, ils ne sont pas employeurs, ils affirment se limiter à proposer certaines activités, mais si celles-ci deviennent des jeux d’argent, ils n’en sont pas responsables. En façade, il y a une apparente liberté de production, la volonté de montrer qu’il n’y a aucun contrôle ni de rapport de subordination. Le but est d’affirmer que les jeunes prennent l’initiative, qu’il n’y a pas de processus de commande, donc que l’argent touché n’est pas un salaire, mais un simple droit d’accès. Mais vous avez des systèmes de défi, par exemple, où il faut finir dans les temps. Vous avez plein d’éléments internes à la plateforme, qui indirectement, dans l’émulation entre les membres, aussi, favorisent une relation de dépendance, avec l’appât du gain comme seul objectif.

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Mais n’est-ce pas plus « sain » d’être rémunéré pour son travail ?

Le problème est qu’on parle de jeunes qui ont parfois à peine treize ans ! Et ce n’est justement jamais explicité ni présenté de cette manière. Cela induit aussi un rapport à l’argent constant. Les éléments des jeux ont une valeur, il y a un véritable marché, avec des cotes et des graphiques. Roblox édite les courbes de valeurs, indiquant à quels montant ces éléments pourront être échangés dans l’avenir, avec tout le côté spéculatif de la chose. Les enfants se disent qu’ils peuvent payer car l’objet numérique sera « revendu » plus tard. Mais beaucoup sont déçus… Autre problème : des jeux peuvent apparaître comme des « machines à sous » cachées, des « loot box ». Par exemple le jeu « Adopt Me ». Il propose des œufs qui peuvent être achetés avec des « dollars », la monnaie spécifique à ce petit jeu, et qui donnent in fine au joueur un animal de compagnie aléatoire d’une rareté variable. C’est la même chose qu’un jeu à gratter. Ces « loot box », courant dans l’univers du jeu vidéo, sont structurellement conçus comme les jeux de hasard, mais avec un décorum particulier. Ils ont récemment été rendus illégaux en Belgique et au Pays-Bas. C’est bien que c’est un problème.

Que souhaiteriez-vous alors ?

Avec Roblox, les enfants baignent dans un univers spéculatif, et le métavers, tel qu’il se développe chez Meta, portera le même problème. C’est une question de société à laquelle il faut s’attaquer. Mais la loi ne trouve pas de levier pour le moment, sauf par le prisme des jeux d’argent sur lequel la législation existe. Mais si le législateur veut se saisir de cela et déterminer des axes légaux pour bien définir les choses, il verra que c’est une stratégie distribuée, que des armées d’adolescents produisent du travail pour la rémunération d’autres. Il doit lancer des enquêtes, détecter des flux internes. La justice doit se saisir de ce sujet. J’attends aussi les « Robloxleaks », que des personnes travaillant là-bas documentent comment ce business est organisé et soutenu. C’est une dérive de la culture open source, qui consiste en un partage gratuit du travail et la libre contribution de chacun, très courante dans le milieu du jeu vidéo. Mais ici il y a bien rémunération au bout du compte, et partage de la valeur au profit de quelques uns. On est bien, selon moi, dans une forme d’exploitation organisée.

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