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Sous l’impulsion des plateformes technologiques, les gros mots disparaissent du web, alors même qu’ils révèlent une authenticité du discours et sont indispensables au langage. En fond, la question de l’automatisation de la morale pose problème.

Purin d’beurre d’ail d’eau de mer ! Qu’il est ardu de ne pas dire de gros mots… Sous l’impulsion des plateformes, ces inter-déjections du langage se font de plus en plus rares, face à des règlements de plus en plus stricts. Les voilà cachés sous ces ****** d’astérisques, derrière de « complX jE 2 mots kOD », quand ce n’est pas voilé sous le son strident d’un gros « bip ». Le gros mot disparaît, aboli, devenu « bibelot d’inanité sonore », pour reprendre l’expression de Mallarmé. Ces derniers mois, aidés d’IA surentraînées, les Facebook, YouTube, TikTok et même Microsoft Word serrent la vis sur le vice du langage. Ils les détectent pour mieux supprimer la vidéo, le commentaire, le bout de texte qui dépasse, voire, dans le cas de Word, indiquer pourquoi il ne faut pas dire cela.

Mais ce n’est pas sans rencontrer diverses résistances. YouTube en a fait les frais début 2023. Après avoir modifié les règles de modération, beaucoup plus strictes, la plateforme a démonétisé de nombreuses vidéos sans sommation. Et s’est pris en retour une soufflante de nombreux créateurs, amputés de leurs gagne-pain. Mais c’était sans compter sur l’abnégation de Romain Cabrolier, directeur des partenariats avec les créateurs pour la France, qui a demandé aux équipes américaines de lâcher du lest. Le Français aime le juron, m**** ! « De nombreux mots qui posaient problème (mer**, etc.) ne déclencheront plus de démonétisation », affirme-t-il sur son compte Twitter – les plateformes ont refusé nos demandes d’interview sur ce sujet visiblement sensible. « Pour être très clair, l’usage de mots vulgaires “modérés” sera éligible à la monétisation. Pour les autres mots “très grossiers”, la fenêtre d’analyse en début de vidéo sera réduite aux 7 premières secondes [versus 15 secondes avec les anciennes règles] », continue-t-il.

Contrairement à ce qu’on pense, pour parler sur le web, le naturel ne revient pas au galop : il reste à l’écurie. Les règles de modération de YouTube, par exemple, sont plus complexes qu’un plan Ikea, et le discours est à monter soi-même. Admirons : l’utilisation de « grossièretés modérées » à tout moment de la vidéo est acceptée pour la monétisation (les grossièretés modérées sont les termes vulgaires abrégés ou censurés derrière des astérisques ou des bips, ou les mots comme « bordel » et « chiant ».) Mais sont autorisés également les termes vulgaires comme « salope », « con », « connard » et « merde », s’ils sont utilisés fréquemment dans la vidéo, ou pour tout ce qui ressort de création musicale ou de stand-up. Il n’est pas fait mention des poètes, si gourmands en injures. En revanche, l’utilisation de grossièretés « plus fortes » tout en prenant en compte « certaines spécificités locales comme "put***" en France » est autorisée dans les 7 premières secondes de la vidéo « ou à plusieurs reprises, tout au long de la vidéo », à l’exclusion des titres et des miniatures, afin de pouvoir recevoir des publicités limitées. Sacré labyrinthe. Toute autre entorse est sévèrement sanctionnée.

Et selon les linguistes, ce procédé pose de nombreux problèmes. « Sous la question des simples gros mots se pose une question plus large qui est celle de l’automatisation de la morale et du politiquement correct », affirme François Perea, professeur à l’université Paul-Valéry de Montpellier, spécialisé dans les analyses de discours en interaction, notamment numérique. « La première des choses consiste à bien différencier les jurons des insultes. Un juron ne s’adresse à personne », pointe-t-il. Même si c’est complexe pour les IA de faire la différence. Selon le chercheur, « les gros mots font partie intégrante de la production langagière humaine, car ils sont un partage d’information relationnel, et nous situent dans la société. Plus de la moitié de nos échanges n’a aucun intérêt informationnel, mais parle de nos affects, de notre émotion, notre ressenti, et du niveau de relation avec qui on s’adresse. Les jurons font partie de ce cadre. Ils existent depuis que le langage existe et sont désémantisés. Si vous êtes en voiture, que quelqu’un vous coupe la route et que vous dites "putain de merde", vous ne décrivez pas une prostituée constituée d’excrément. Vous parlez de votre peur ou de votre colère. »

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Une information émotionnelle d’autant plus importante en ligne quand de nombreux signaux comme la voix, les yeux, le visage, sont traités numériquement et atténués. Ce qui demande de créer davantage de proximité avec son audience. « On assiste à des décrochages dans le temps et dans l’espace, au sein des communications numériques, qui nécessitent d’exagérer certains traits de proximité », décrit le chercheur. À trop lisser le langage des vidéos, les créateurs perdraient le point fort de ce pourquoi les marques les plébiscitent : la sacro-sainte authenticité. Le juron établit un niveau de langage particulier, sans hiérarchie, qui place la star au même niveau que sa communauté. Il faut s’y résoudre : en dehors d’un contexte professionnel, le gros mot est cool. Mais les plateformes doivent réguler pour plaire au plus grand nombre et se mouler dans la bienséance, quitte à devenir plus strictes que par le passé. À tel point que Facebook permet d’observer des passages de la télévision des années 90 avec des bips de censure, inimaginable à l’époque.

Mais au-delà, les jurons et leurs évolutions disent beaucoup de notre société en révélant les tabous et la frontière de ce qui est admissible. « Toutes les expressions relatives à Dieu du type "mon Dieu", "nom de Dieu" s’atténuent dans les sociétés moins croyantes », argumente François Perea. Les gros mots visent bien plus haut que le langage, pour gratter la sphère de la morale. Quand les plateformes s’en mêlent, cela ne relève plus de la règle, mais de la norme. « Tant que cela rejoint notre propre morale, comme le racisme, à bannir, ou le sexisme, tout va bien. Mais si demain le débat porte sur des tabous moins consensuels, la question sera beaucoup plus complexe », renchérit-il. Or ces règles ne sont pas débattues dans l’espace social mais – même si YouTube a recadré son règlement – imposées par les plateformes. « La question est de savoir ce que cela change sur les êtres humains. Car si on pense généralement que l’être humain fait la technique, on oublie qu’il est aussi construit par la technique et évolue avec elle. Cet environnement technologique change donc ce qui de l’ordre du pouvoir en ayant un effet sur nous. » Si les gros mots disent tant d’une société et de nous-mêmes, dans nos interactions, doit-on laisser les clés du langage à des algorithmes ? Merde, en voilà une question !

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