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L'idée, pour le moins iconoclaste, lui est venue pendant le premier confinement. Et si, pour relancer l'économie culturelle mise à mal par la crise sanitaire, on proposait à l'achat le tableau le plus connu du monde ? Dans «Et si on vendait La Joconde ?», Stéphane Distinguin, président-fondateur de Fabernovel, propose une plongée passionnante dans l'histoire de l'art et de son économie.

Au commencement, une image, iconique, comme on dit. Celle de la statue de la Liberté échouée, les restes à demi-enfouis sur un rivage quasi désert. C’est cette séquence finale de La Planète des Singes qui s’impose à l’esprit de Stéphane Dinstinguin, dans les rues de Paris dépeuplées, au cœur du premier confinement, en avril 2020. « Je n’ai pu m’empêcher de me remémorer cette scène post-apocalyptique, raconte le président-fondateur de l’agence d’innovation Fabernovel. Ce qui m’avait marqué, c’étaient les affiches de spectacle, comme figées dans le temps. Je me suis alors posé cette question : que va-t-on faire de tous ces spectacles ? On a parlé très tôt de plans de relance, pour l’aéronautique, le tourisme, etc. Mais pas pour la culture, ce bien considéré comme non-essentiel alors que pendant les confinements successifs, nous avons passé notre temps à regarder Netflix… »

Vient alors à Stéphane Distinguin « une idée saugrenue ». Provocatrice, presque sacrilège. « Et si on vendait La Joconde pour aider le secteur de la culture ? » Ce qui était au départ un post Facebook de confinement est repris par Usbek & Rica, puis fait l’objet d’un article du Corriere Della Sera, et crée une certaine effervescence dans les médias internationaux. La question de la vente du sourire le plus énigmatique du monde fait aujourd’hui l’objet d’un livre, publié chez JC Lattès : Et si on vendait La Joconde ?

Pourquoi La Joconde ? De quoi ce panneau de bois de 79,4 centimètres de haut pour 53,4 de large, qui a traversé les Alpes sur le dos d’un âne, enroulé par Léonard de Vinci dans une étoffe grossière, est-il le symbole ? « La valeur de la Joconde réside dans sa taille et sa fragilité, j’en suis convaincu. » Elle tient aussi, sans doute, au lieu et moment très particuliers où elle a été créée : le Florence du XVe siècle, que Stéphane Distinguin n’hésite pas à décrire ainsi : « Comme si San Francisco et sa Silicon Valley, New York et Wall Street, Shenzhen et ses usines, Paris, ses Picasso et ses Hemingway étaient réunis dans une seule et même ville d’un peu plus de cent kilomètres carrés. Dans le même atelier coexistaient Michel-Ange, Botticelli, Raphaël… Tout est rendu possible à Florence, où fourmillent les entrepreneurs, les condottiere…»

«Objet pop-culturel ultime»

 Née dans un sfumato de storytelling, La Joconde n'a pourtant que relativement récemment acquis le statut d’œuvre la plus chère au monde. « Une expertise datant de la Révolution évaluait La Joconde à dix fois moins qu’un Raphaël, rappelle Stéphane Distinguin. Ce n’est qu’au début du XXe, avec l’histoire incroyable du vol de La Joconde par un ouvrier-vitrier italien, Vincenzo Peruggia, en 1911, puis l’œuvre LHOOQ de Duchamp en 1919, que sa valeur explose. D’une certaine manière, aujourd’hui, La Joconde est connue pour sa célébrité, son statut d'objet pop-culturel ultime, de Warhol à Dan Brown, de Beyoncé à Lupin. »

Mais si La Joconde est La Joconde, c’est sans nul doute aussi grâce au Louvre, ancienne résidence royale devenue le Muséum central des arts de la République en pleine Révolution, en 1793 – aujourd’hui, le plus grand musée d’art et d’antiquité au monde. « Il y a quelque chose de magique au Louvre, il est très difficile de le séparer de Mona Lisa. Le Louvre s’est beaucoup réorganisé autour de La Joconde. Les gens tournent autour d'elle avec dévotion alors qu’au début du XXe, c’était une toile parmi d’autres. La Joconde cache d’autres tableaux, tout aussi intéressants aujourd’hui… »

Exfiltrée du Louvre, la Joconde reste-t-elle aussi désirable ? « Ce qu’expliquent les grands experts de l’histoire de l’art, c’est qu’une œuvre est aussi une affaire de contexte, précise Stéphane Distinguin, citant, parmi d’autres exemples, le Bouquet of Tulips de Jeff Koons offert à Paris après les attentats de 2015 et 2016. Ce qui, au fond, fait toute la valeur de La Joconde, c’est son inaliénabilité : selon l’article 3111–1 du Code général de la propriété des personnes publiques, sa propriété est inaliénable et imprescriptible.»

Farouchement incédable, invendable, La Joconde... Contrairement à d’autres œuvres de Léonard de Vinci. Comme le fameux Salvator Mundi, acheté 450 millions de dollars en 2017 par le prince héritier d’Arabie saoudite. « Le tableau a été trouvé dans un pavillon de banlieue américaine en Louisiane, très noirci, en très mauvais état, relate Stéphane Distinguin. Il s’est vendu au départ 1175 dollars aux ventes de Saint-Louis… Aujourd’hui, il constitue un record des ventes aux enchères, alors qu’il y a peut-être seulement 1% de Léonard de Vinci dedans... Il a tellement été restauré dans tous les sens qu’il ne contient plus grand-chose du tableau d’origine.»

Joconde pour tout le monde

Si le sauveur du monde vaut presque un demi-milliard de dollars, combien pour Mona Lisa ? En 2021, les estimations chiffraient sa valeur à 2 ou 3 milliards de dollars, ce qui correspondrait déja au tableau le plus cher de tous les temps. « Ne barguignons pas ! Aucune transaction ne doit être conclue à moins de 50 milliards », renchérit Stéphane Distinguin, qui souligne, à toutes fins utiles, que l’Homme de Vitruve de Léonard de Vinci, un simple dessin, a été prêté par l’Italie contre un milliard de dollars sonnants et trébuchants…

Au-delà de la vente pure et simple, ce que défend Stéphane Distnguin, c’est une plus grande circulation des œuvres, une inaliénabilité universelle qui permette à la Joconde – et à d’autres trésors – d’être vue du plus grand nombre. « On pourrait la montrer en Afrique pendant plusieurs décennies, ce qui serait peut-être plus intéressant que de rendre certains biens culturels fort mal acquis [à l’instar des 26 œuvres d’art pillées par les troupes coloniales françaises exposées au Quai Branly, rendues au Bénin en novembre 2021]. Il existe d’autres politiques de prêts et de dons à penser. Il faut être à mon avis un peu plus à l’aise à l'idée de changer d’icône… »

Et si on devait remplacer La Joconde, quelle œuvre aurait les faveurs de Stéphane Dinstinguin ? « Au-delà des œuvres qui m’émeuvent et que je connais, j’aimerais surtout être surpris. » Des chocs esthétiques, le cinéaste Robert Bresson n’espérait pas autre chose : « Il n’y a pas d’art sans surprise, sans changement. »

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