Dossier
Derrière ce néologisme confus, se cachent de véritables opportunités marketing pour les marques, à condition de savoir utiliser la gamification à bon escient.

Cannes lions 2013. Au grand raout de la créativité et de la publicité, l'amphithéâtre Debussy affiche complet. Sur scène, Jane Mc Conigal, considérée comme la papesse de la «gamification» (ludification), expose pendant quarante-cinq minutes aux auditeurs attentifs comment les principes et mécaniques du jeu vidéo peuvent être utilisés pour résoudre des problèmes de la vie réelle comme la pauvreté, la famine ou le changement climatique. Game designer, elle travaille depuis des années à démontrer l'effet positif des jeux sur nos capacités, que ce soit en termes de motivation, de performance, d'engagement ou encore de dépassement de soi.

Utilisé pour informer, éduquer, créer un changement de comportement ou résoudre des problèmes grâce à l'intelligence collective, le jeu est partout. Avec la déferlante des nouvelles technologies, il s'est considérablement démocratisé, pour aujourd'hui atteindre le milliard de joueurs à travers le monde. Les profils des «gamers» se sont aussi diversifiés. La France compte par exemple autant de joueurs que de joueuses et l'âge moyen est passé à 35 ans. S'adressant désormais à tous, le jeu vidéo est aussi une manne pour les marques en mal de nouveaux leviers marketing.

Si l'association des marques aux jeux vidéo n'a rien de nouveau et trouve sa source dans l'«in-game advertising», avec le placement de publicités dans les jeux vidéo dès les années 1990 (voir papier enquête), le concept a évolué et, avec la gamification, transcende aujourd'hui le support «vidéoludique» pour offrir une expérience enrichissante et divertissante.

Popularisé au cours d'une conférence TED un jour de février 2010, le néologisme «gamification» est aujourd'hui sur toutes les lèvres et séduit les annonceurs, qui s'en emparent bien souvent sans savoir réellement comment s'en servir, ni ce qui se cache derrière. D'ailleurs, la confusion règne toujours sur ce que recouvre précisément ce terme. Faut-il nécessairement créer un jeu vidéo? Ou bien ne parle-t-on que d'ajouter une couche ludique à une campagne?

Côtoyer la marque

La gamification, qui est l'application de mécaniques ludiques issues du jeu à d'autres domaines, crée une expérience qui n'est pas une fin en soi, contrairement à un jeu vidéo. C'est un outil qui vise un objectif extérieur au jeu, comme impliquer ou motiver le joueur. Ce doit donc être une expérience globale qui ne se limite pas à un média. Cependant, on retrouve bien souvent sous cette appellation les "advergames", ces jeux nés avec internet et reposant sur un scénario, des personnages et un environnement graphique qui mettent en valeur l'univers de la marque, comme Perrier avec le jeu Secret Place ou Nissan avec le Timegram. De même que sont estampillés gamification, les social games, les jeux les plus chronophages des réseaux sociaux, comme Farmville ou Candy Crush, dont les marques s'emparent désormais, comme Fanta avec King of the park, Wonder Fnac réalisé pour la Fnac par Digiworks ou encore Mini avec Mini maps, qui a remporté un Lion d'or à Cannes en 2012.

Le but de la gamification, peu importe le support ou la manière de la mettre en place, est de créer une expérience suffisamment motivante pour que le joueur ait envie d'y passer du temps, et donc de côtoyer la marque. Pour ce faire, il faut utiliser les mécaniques du jeu de manière intelligente. Ces mécaniques peuvent être de l'ordre du système de points, de récompense, du challenge, de la progression personnelle, du feedback etc. Elles offrent de nombreuses opportunités marketing, que ce soit pour améliorer l'image de marque, maximiser l'exposition du consommateur au contenu, générer de l'engagement, fidéliser sa clientèle ou encore renforcer la relation marque-consommateur.

Véritable couteau suisse, la gamification séduit de plus en plus d'annonceurs. Selon un rapport du cabinet Gartner, ce sont 40% des 1 000 plus grosses entreprises mondiales qui y auront recours pour atteindre leurs objectifs d'ici 2015. A l'horizon 2016, Gartner considère même que la gamification «sera un élément essentiel des stratégies marketing des marques et distributeurs». Côté investissements, les chiffres du cabinet d'études M2 Research sont éloquents, estimant à 242 millions de dollars les dépenses effectuées par les entreprises en solutions de gamification en 2012. Un chiffre qui devrait avoisiner les 520 millions en 2013 et dépasser les 2,8 milliards de dollars en 2016.

Des investissements considérables pour une solution qui pourrait être aujourd'hui la réponse au défi posé par le consommateur nouvelle génération, volatil et infidèle, qui a rapidement rendu obsolète l'économie de l'attention, au profit de l'économie de l'engagement. A l'heure des réseaux sociaux et de l'ère conversationnelle, se distinguer des concurrents et retenir l'attention ne suffit plus, il faut désormais parvenir à nouer un dialogue avec ce consommateur insaisissable, et l'inciter à partager des contenus de marque, à s'engager à ses côtés. En somme, le pousser à agir.

Impliquer le consommateur

Gabriel Mamou-Mani, fondateur de l'agence de marketing interactif 1984, considère que la gamification est «une manière de s'adresser à son audience, c'est un état d'esprit. Il faut approfondir au maximum les expériences pour réussir à impliquer le consommateur.» Hyperinformé, le consommateur d'aujourd'hui ne se laisse plus prendre dans les toiles du marketing classique. En communiquant par le jeu, les marques s'assurent de faire participer ce dernier. Au lieu de lui délivrer une information et une injonction à l'achat déguisée, elles lui offrent une véritable expérience de marque, ce qui peut, si le jeu est suffisamment bien pensé, être un vrai bonus pour leur image. «Avec un bon jeu, le capital sympathie de l'utilisateur pour la marque qui l'a créé s'en trouve renforcé», indique Olivier Albert, directeur général de l'agence Zonefranche.

Un impact qui a un coût, évalué par Gabriel Mamou-Mani «entre 10 000 et 35 000 euros pour la partie création uniquement». Une addition qui peut s'alourdir avec la complexité du jeu et l'intégration de celui-ci dans une campagne à 360 degrés. Ce qui n'empêche pas les advergames, et autres social games, d'être aujourd'hui les solutions les plus prisées par les marques, qui font appel à des agences spécialisées, à mi-chemin entre l'agence de communication et le studio de création de jeu vidéo, comme Digiworks, 1984, Actisia et consorts.

Sur ce créneau, «le marché est encore embryonnaire», indique le fondateur de 1984, qui ne «compte pas plus de cinq agences en France qui ne se consacrent qu'à l'advergaming.» Concurrençant les agences de communication traditionnelles, ainsi que «les studios de jeux qui ont les compétences de développement mais qui n'ont pas l'approche marketing» selon Alexandre Reymonet, ces acteurs conjuguent des compétences stratégiques et techniques. Car la recette d'un bon jeu n'est pas le fruit du hasard et demande une expertise dans le domaine qui ne s'invente pas. Avant de créer un jeu, il faut définir les objectifs qu'il devra remplir au préalable, afin d'en adapter le scénario. Un impératif, car «si l'expérience de jeu est affligeante, ça détruit de la valeur que le consommateur a pour cette marque et le verdict est bien souvent sans appel. Le consommateur s'investit dans un jeu, il le télécharge, il fait l'effort d'y passer du temps, s'il est décevant, il le supprime et élimine au passage une part de la relation qu'il entretenait avec la marque», remarque Olivier Albert, de Zonefranche.

Ainsi, «le réel intérêt du jeu c'est d'engager le consommateur mais surtout de générer de l'émotion positive», indique Alexandre Reymonet, fondateur et directeur de l'agence de création interactive Digiworks. Pour Oliver Albert, il faut donc que le jeu soit «simple et varié. Les parties doivent être courtes pour que l'utilisateur puisse achever un plateau même en situation de mobilité, ou entre deux stations de métro. Il faut que le jeu soit valorisant, qu'il permette de se vider la tête.»

Touches subtiles

La marque doit aussi apparaître en touches subtiles, pour éviter le matraquage publicitaire qui irait à l'encontre d'une bonne expérience de jeu. Expérience qui repose sur tout ce qui fait le sel du jeu vidéo: le gameplay, parfois négligé ou mal maîtrisé, l'essence même de la gamification. Enfin, si les annonceurs veulent éviter les résultats catastrophiques prévus par Gartner, selon lequel, d'ici 2014, 80% des campagnes gamifiées échoueront à atteindre leur objectif business en raison d'un design trop pauvre: attention à ne pas négliger les aspects créatifs du game design.

Une injonction à l'excellence qui pourrait voir naître de nouvelles fonctions au sein des agences, ou un autre type de profils émerger, comme «des créatifs avec une vraie culture du jeu», qui, selon Olivier Albert, pourraient devenir à l'avenir «les profils que l'on s'arrache.» Olivier Mauco déclarait d'ailleurs au journal Le Monde que «le futur géant français du jeu vidéo sera plus un nouveau Publicis qu'un nouvel Ubisoft». Publicis, qui a d'ailleurs lancé Moxie, son agence d'«advertainment». Les agences ont donc leur épingle à tirer du jeu de la gamification, pour peu qu'elles en maîtrisent vraiment les codes et qu'elles sachent intégrer le jeu dans une stratégie globale.

Car au-delà du simple jeu vidéo, il est nécessaire que les marques saisissent les opportunités de la gamification en proposant de véritables expériences ludiques. Et pour illustrer ce qu'est la gamification sans support vidéoludique, Foursquare est l'exemple le plus parlant. Utilisant la géolocalisation, ainsi qu'un système de points et de badges à débloquer en fonction de sa fréquentation et de son assiduité, l'application propose des récompenses calibrées pour chacun des utilisateurs grâce à son service Foursquare for business, qui permet aux entreprises de suivre les check-ins effectués dans leurs points de vente et d'offrir des promotions sur-mesure comme Starbucks, qui offre des réductions à ses plus fidèles clients. De quoi fidéliser sa clientèle et obtenir des datas comportementales à moindre coût.

Mais la gamification peut aussi servir à attirer de nouveaux consommateurs, ou de nouveaux spectateurs, comme c'est le cas de «Chok! Chok!», une opération pensée par Coca-Cola pour inciter les jeunes à regarder sa dernière campagne télévisée, et qui utilise le second écran comme support de jeu. Après avoir téléchargé l'application ad hoc, les spectateurs devaient, lors de la diffusion de la publicité chaque soir à 20 heures, tenter d'attraper les capsules du film, pour tenter de gagner immédiatement de nombreux lots. Résultats, plus de neuf millions de vues, soit 1,28 vue par citoyen vivant à Hongkong. Si l'opération est perfectible, notamment en incluant une dimension de progression qui permettrait au joueur de s'impliquer encore plus et de retirer un sentiment de satisfaction du jeu, Coca-Cola, avec son agence McCann Hongkong, a réussi à faire de la diffusion de sa publicité un rendez-vous quotidien.

300000 contacts qualifiés

Dans le but d'amener les consommateurs en concession, Volkswagen a quant à elle imaginé, avec l'agence V, le «Golf Challenge» un safari-photo sur mobile qui incitait les joueurs à relever différents défis photos afin d'obtenir des points et de remporter de nombreux lots, parmi lesquels la Golf dernière génération. Une opération qui a mobilisé 30 000 joueurs en six semaines. Dans le même esprit, Seat et son agence Zonefranche ont mis en place une plateforme de pronostics et de paris dans le cadre de la coupe de l'UEFA, afin de récolter de la data, d'obtenir des contacts qualifiés et de conduire les consommateurs en concessions. La plateforme, qui donnait la possibilité de faire des pronostics en ligne sur les matchs à venir, a accueilli plus d'un million de joueurs durant toute la durée de l'opération (deux ans) et a permis d'obtenir 300 000 contacts qualifiés.

Côté agence, il a fallu plancher sur la construction des règles, mais aussi sur les échelles de dotations, et de points avec une société de production de jeux. Car, pour que l'expérience focntionne et que le joueur revienne avec plaisir, il faut que les badges, points et autres récompenses soient mérités et que le jeu demande un effort. La complexité doit être graduelle pour ne pas perdre le joueur, qui se lassera si tout est trop facile, de même que s'il n'arrive pas à débloquer les niveaux de manière aisée.

La gamification répond à un certain nombre de règles que les agences et les annonceurs se doivent aujourd'hui de maîtriser pour ne pas faire n'importe quoi. Avec un exemple en tête: Nike +. La marque à la virgule a su transformer l'activité sportive en expérience ludique et renforcer sa relation au consommateur en créant un écosystème numérique inédit. Tout part d'un capteur que l'utilisateur place dans sa chaussure et qui enregistre ses performances. Connecté à la plateforme Nike +, ce dernier peut visualiser ses résultats, recevoir des feed-back et interagir avec la communauté ainsi qu'avec ses amis Facebook. En se mettant dans la peau d'un coach de vie et d'un entremetteur, Nike a réussi à devenir un véritable compagnon du quotidien avec lequel le consommateur a envie de rester en contact le plus longtemps possible. Un joli cas d'école.

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