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Consommateurs, militants écologistes, politiques: la contestation gronde contre les industriels suspectés d’organiser l'obsolescence de leurs produits. Alors que des modes alternatifs de consommation émergent, entre location, recyclage et occasion…

C'est un de ces concepts qui fait jaser et provoque des discussions mouvementées. L'expression est savante, le concept un peu vague mais orienté, et est devenu un chiffon rouge qui raidit les industriels. D'ailleurs, les distributeurs, fabricants et autres acteurs contactés par Stratégies (Darty, Boulanger, la Fnac, Microsoft ou encore Hoover) n'ont pas donné suite à nos demandes d'interviews.

 

L'obsolescence programmée donc, théorie selon laquelle les industriels organiseraient la ringardisation et la durée de vie de leurs produits, conçus pour ne pas durer beaucoup plus que le temps d'arrivée sur le marché de leur remplaçant. Le concept n'est pas nouveau (voir encadré) mais il a été opportunément récupéré par des défenseurs de l'environnement, telle l'association des Amis de la Terre qui a mis le feu aux poudres en rebondissant sur la sortie de l'Iphone 5, le 13 septembre dernier. Le cinquième smartphone sorti en cinq ans par Apple.

 

Et ce n'est pas fini. La marque à la pomme doit dévoiler, le 23 octobre, son Ipad mini, soit... la quatrième déclinaison de sa tablette tactile en moins de trois ans! L'Iphone a ainsi cristallisé les ardeurs des associations, autour d'un sujet longtemps connu des seuls militants. Le rapport sur l'obsolescence programmée, publié en 2010 par les Amis de la Terre, est passé inaperçu. La diffusion du documentaire «Prêt à jeter» sur Arte, en février 2011, lui a donné plus d'écho.

 

Pour Les Amis de la Terre, c'est clair, l'Iphone 5 illustre l'«obsolescence programmée». Pourquoi? Parce qu'il est difficile à réparer et démonter. Et surtout à cause de sa nouvelle prise («lightning»), qui ne permet pas de le brancher sur toute la panoplie d'accessoires de la marque, du «dock» (station d'accueil) au haut-parleur design que s'arrachent ses fidèles. A moins d'acheter le nouvel adaptateur, pour 30 dollars.

 

Cette démarche décidément anti-écolo fait enrager les associations, pour qui Apple foule aux pieds les recommandations de l'Union européenne: «Cette dernière essaie depuis 2009 d'imposer un chargeur universel, mesure repoussée à 2014», regrette Edouard Barreiro, spécialiste des nouvelles technologies à l'UFC Que Choisir. Si huit bons élèves (dont Samsung, Nokia, LG, Sony-Ericsson, Motorola) se sont engagés à en mettre un sur le marché d'ici 2014, beaucoup de marques continuent de multiplier les chargeurs, au rythme de sortie de leurs modèles.

 

Autre grief, les conséquences sur l'environnement. Plusieurs smartphones et tablettes dernier cri concentrent des matériaux difficilement recyclables. Plomb, brome, mercure, lithium... D'après une étude publiée le 3 octobre par l'ONG Ecology Center, un mobile peut refermer jusque 40 éléments renfermant des métaux lourds et polluants. Avec une mention spéciale pour les terres rares, extraites presque exclusivement par la Chine.

 

Du côté des pouvoirs publics, le ministre délégué à la Consommation, Benoît Hamon, dénonçait à son tour ce nouveau mal des temps modernes, dans une interview publiée le 12 septembre par le mensuel 60 millions de consommateurs, publié par l'association éponyme. «L'obsolescence des appareils est quasiment pensée au départ par les opérateurs pour favoriser le renouvellement. Or, acheter un appareil qui est destiné à être totalement démodé un an plus tard pose d'autant plus question lorsque le constructeur a lui-même organisé cette obsolescence.» Rien de moins. A ce sujet, il va saisir le Conseil national de la consommation. Son cabinet planche sur l'idée de porter de deux ans à dix ans la garantie sur les produits.

 

«Obsolescence organisée»

 

Mais les industriels orchestrent-ils vraiment cette obsolescence des appareils? Difficile à dire, même pour l'UFC Que Choisir. «Des tests ont été menés en labos, c'est presque impossible à démontrer. Nous préférons parler d'obsolescence organisée, car certaines stratégies de constructeurs posent question: par exemple, un nouveau logiciel sera difficilement compatible avec un matériel un peu ancien. Allez installer l'IOS 6 d'Apple sur un Iphone 3G!», souligne Edouard Barreiro. De même, ceux qui voudront faire tourner Windows 8, la nouvelle version du logiciel-star de Microsoft attendu pour fin octobre, sur leur PC acheté il y a sept ans, risquent d'avoir des surprises. «C'est une forme d'obsolescence logicielle: un smartphone qu'on ne peut pas mettre à jour avec la dernière version de son système d'exploitation devient un simple téléphone, sans les nouveaux services lancés», pointe Camille Lecomte, des Amis de la Terre.

 

Des produits moins chers qu'il y a encore vingt ans, avec plus de fonctionnalités... et moins facilement réparables, autre argument des associations. Et de facto, une durée de vie plus limitée. Si les bons vieux téléviseurs cathodiques «avaient une durée de vie de dix à quinze ans, elle dégringole à cinq ans pour les écrans LED. Conséquence, certes, du fait qu'ils reposent sur une technologie récente», modère Marc Giget, spécialiste en innovation (voir entretien). Quant aux appareils électroménagers, ils auraient une durée de vie de six à neuf ans, contre dix à douze ans pour les générations précédentes, relève Les Amis de la Terre.

 

En fait, c'est surtout un symptôme de la course permanente à l'innovation, sur laquelle surfent les marques. Un phénomène d'autant plus visible dans les appareils nomades. Car dans ces segments, une innovation chasse l'autre, au rythme effréné de la sortie de nouveaux modèles. Modèle de smartphones toujours plus fins, plus légers, plus puissants, avec plus de services, bientôt en 4G... Si les téléphones portables sont conçus pour durer quatre ans, ils sont changés en moyenne tous les dix-huit mois, souligne Les Amis de la Terre.

 

Quid du côté des consommateurs? Une certaine contestation semble monter en puissance face à cette notion d'obsolescence programmée. A laquelle se greffe l'éternel fantasme d'un «complot» ourdi par les marques. Or, «il y a eu un seul procès pour entente entre fabricantspour réduire la durée de vie de leurs produits, celui du “cartel Phoebius”, les marques d'ampoules Osram, Philips, et General Electric dans les années 1930», rappelle Aurélien Duthoit, directeur d'études chez Xerfi. Le tout accentué par la recherche du bon prix, d'un gain de pouvoir d'achat. Crise oblige! De quoi réveiller le rebelle qui est en eux... Et d'éprouver cette jouissive sensation de reprise de contrôle.

 

De là à parler d'une tendance de produits durables... En tous cas, le slogan «Conçu pour durer», développé par Braun dans les années 1970, pourrait même redevenir très branché.
«Le discours “garanti à vie” a longtemps été l'apanage des marques de luxe, telles Chanel ou Hermès, qui vous garantissent de réparer votre sac. D'autres marques offrent la même promesse marketing», estime Elisabeth Laville, fondatrice du cabinet de conseil Utopies. C'est le cas des vêtements éco-conçus Patagonia qui garantisent des produits réparables «à vie». Une manière d'acquérir un positionnement premium. L'électroménager s'y essaie à sa manière: «Dans un marché très concurrentiel sur les prix, des marques se distinguent en proposant des garanties très étendues, comme la marque allemande Miele, qui propose des garanties de dix ans», remarque Aurélien Duthoit.

 

Une chose est sûre, des modes de consommation alternatives émergent: location, recyclage, troc et ventes d'occasion. «De même que l'on voit se généraliser la location de voitures et l'autopartage, la location d'appareils électroménagers pourrait s'imposer, comme le montre la start-up Lokéo, lancée par le groupe Boulanger en 2010», souligne Elisabeth Laville.


Certes, Lokéo ne compte que 6 000 clients pour 10 000 appareils référencés, entre machines à laver le linge, téléviseurs et PC de bureau. Mais le concept est porteur. «Nos clients sont des personnes très mobiles, des étudiants ou des divorcés. Ils y voient l'aspect économique, mais aussi le fait de pouvoir louer un appareil dernier cri, dans des secteurs contraints à l'obsolescence technique», résume Frédéric Caymaris-Martin, directeur de Lokéo. Au passage, sa société se charge du service après-vente, de l'installation aux réparations éventuelles.

 

Quant à l'achat à prix réduit, si une poignée d'«early adopters» achèteront systématiquement le tout dernier joujou, «beaucoup de consommateurs voient l'avantage à payer un prix réduit pour un produit qui sera juste un peu obsolète», souligne Aurélien Duthoit. Un rapide zapping du côté d'Ebay et sur Le Bon Coin, les géants des ventes entre particuliers en ligne, donne le tournis: nombre de réfrigérateurs, lave-linge, téléphones mobiles y sont référencés, comme dans les travées d'un grand magasin.

 

Même sur le segment des téléphones mobiles, le marché d'occasion se développe. Une pratique en fait dopée par les forfaits low cost «nus», sans mobile inclus: tous les abonnés à ces nouvelles offres ne disposent pas d'un mobile à réutiliser et n'ont pas les moyens d'en racheter un au prix fort. Les opérateurs ont d'ailleurs ouvert leurs boutiques en ligne d'occasion: Bouygues Telecom, en décembre dernier, sur le site de sa marque B & You, avec la start-up Recommerce.com. Orange inaugurait en avril Occasion.sosh.fr. Certes, ce marché de l'occasion est encore embryonnaire: un million d'appareils vendus, contre 23 millions de mobiles neufs en 2011.

 

Même la réparation mobilise sur la Toile des activistes d'un nouveau type. En particulier pour les appareils réputés «irréparables». Sur le site américain Ifixit.com, des «tutoriels» (modes d'emploi) vous montrent, pas à pas, comment réparer votre appareil défectueux, dont toutes les générations d'Iphone (117 modes d'emploi différents!) et d'Ipad, des appareils photos, des voitures... «Utiliser et jeter est normal, mais gâcher des appareils encore utilisables ne l'est pas», affiche le site.


Cette initiative outre-Atlantique a créé des émules en France, dont Commentreparer.com, créé en avril 2011 par Damien Ravé. Une sorte de forum de discussion thématique, de l'électroménager à l'automobile. «J'ai cherché à créer un site grand public, accessible aux débutants, pour apprendre à réparer ses produits. Mon grand-père a l'habitude de tout réparer lui-même, alors que, dans notre génération, nous sommes geeks, mais démunis face aux objets physiques», pointe Damien Ravé. Le site cartonne: il compte actuellement 3 000 visiteurs uniques par jour. «Les utilisateurs aiment l'idée d'être autonomes, sans s'en remettre aux fabricants. Il y a aussi des motifs plus pragmatiques, comme faire des économies en faisant durer ses produits», poursuit-il.

 

Des modes de consommation émergents, où la rébellion face à la multiplication des produits électroniques n'est peut-être qu'un prétexte. Mais aussi parce que la propriété, la possession d'un bien ne sera bientôt plus la norme.

 

(encadré)

 

L'obsolescence programmée par les mots

 

L'expression n'a rien de nouveau et n'avait rien de militant dans la bouche de son auteur, un Américain courtier en immobilier, Bernard London, qui parla de «planned obsolescence». Dans The New prosperity1, publié en 1932, en plein New Deal, il constate que les Américains ont perdu l'habitude de se débarrasser de leurs biens avant qu'ils ne soient usagés, et se sont mis à conserver leur voiture, leurs pneus, leurs vêtements plus longtemps que ne l'avaient prévu les statisticiens. Crise oblige. Elle a pris ces dernières années un sens militant. L'association Les Amis de la Terre distingue l'obsolescence logicielle (l'impossibilité d'utiliser la dernière version d'un logiciel sur un appareil ancien), l'obsolescence technique (les appareils sont difficilement réparables) et l'obsolescence commerciale, une fois le produit passé de mode.

 

(sous-papier)

 

«Le phénomène de mode est plus destructeur que l'obsolescence technologique»


Marc Giget, fondateur de l'Institut européen de stratégies créatives et d'innovation.

 

Pensez-vous que l'obsolescence programmée des produits électroniques soit une réalité?

 

Pas vraiment: on a une obsolescence purement technologique, mais aussi affective chez le consommateur, pour des produits qui marchent encore. On ne peut pas imaginer des ententes de marques pour raccourcir la durée de vie de leurs produits. Le phénomène de mode est plus destructeur que le phénomène technologique: Apple l'a créé en lançant des smartphones tous les six mois, de même que Swatch le faisait avec ses montres. Le consommateur est comme une ado devant des fringues.

 

Il y a tout de même une course accélérée à l'innovation...

 

Il est sûr qu'une marque qui n'innove pas assez prend un risque: la sanction vient du consommateur, qui décide in fine. Le client veut le dernier produit: pour l'entreprise, ne pas suivre la dernière évolution technologique peut être mortel, comme Nokia qui a raté le virage du smartphone. Mais le critère absolu pour l'utilisateur reste le coût d'utilisation.

 

L'innovation reste un critère différenciant en période de crise?

 

Oui. Les marques n'ont même jamais autant innové qu'en période de crise, où il faut aller chercher le consommateur avec des produits. J.A. Schumpeter définit l'innovation comme un processus de destruction créative. De fait, l'histoire nous montre que la plupart des grandes entreprises innovantes sont nées au plus profond de crises, comme celle de 1929, qui a vu naître IBM.

 

Entretien: C.C.

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