Médias
Comment faire le tri dans les dizaines d’études publiées chaque jour, solliciter les bons médecins, trouver de nouveaux angles… Être journaliste santé au temps du Covid-19 n’est pas une sinécure, mais la crise sanitaire les a faits sortir de l’ombre des rédactions.

À chaque prise de parole du ministre de la Santé, du Premier ministre, voire d’Emmanuel Macron quand l’heure est grave, c’est le même branle-bas de combat dans les rédactions. En première ligne, les journalistes politiques, économiques, et aussi, depuis bientôt un an, les journalistes santé, qui tout au long de la journée multiplient les plateaux pour expliquer aux Français où l’on en est de la crise sanitaire. « Quand je regarde le temps d’antenne consacré à la Covid-19, j’ai parfois l’impression qu’on fait le journal de la santé. Du matin au soir, ça ne s’arrête pas depuis un an », confie Margaux de Frouville, cheffe du service santé de BFMTV, entre la fin d’un plateau et un départ imminent en reportage à l’Institut Pasteur.

« Il y a un tel déferlement d’infos que je ne passe pas un samedi sans lire des publications et appeler des spécialistes pour savoir ce qu’ils en pensent. C’est un long tunnel depuis un an », renchérit Damien Mascret, journaliste santé à France Télévisions et médecin. Lorsqu’il est entré comme consultant santé à France Télévisions en septembre 2019, en plus de son poste au Figaro, ses interventions à l’antenne se limitaient à une par semaine. Depuis qu’il a intégré pleinement France TV à la rentrée, il peut intervenir cinq fois dans la journée, du 12/13 de France 3 au 20 heures de France 2, en passant par Franceinfo ou le 19/20. « À tout moment, on peut se retrouver à l’antenne. Une info peut être tuée par une autre en quelques minutes », raconte de son côté Solenne Le Hen, journaliste santé à France Info.

Tous suivaient déjà le secteur de la santé bien avant l’apparition des premiers cas de cette « pneumonie mystérieuse » en Chine qui deviendra en quelques semaines une pandémie mondiale. Margaux de Frouville est tombée dedans en 2014, alors que proliférait en Afrique de l’Ouest le virus Ebola : « Ce carnet d’adresses de virologues et d’épidémiologistes que j’ai développé à cette époque m’a permis de gagner du temps avec la Covid. » C’est d’ailleurs là une grande partie du quotidien des journalistes santé en temps de pandémie : interroger des médecins sur ce qu’ils pensent de telle ou telle annonce, telle ou telle étude. « Au-delà du sujet des fake news, il faut faire très attention aux annonces trop prometteuses. Nous avons par exemple toujours été très prudents en plateau sur les taux d’efficacité des vaccins annoncés par voie de communiqué de presse », se souvient la journaliste de BFMTV.

Internet ausculté

C’est là l’une des grandes nouveautés de cette pandémie : de nombreuses études sont publiées chaque jour directement sur internet, loin des circuits habituels des prestigieuses revues scientifiques comme The Lancet ou Science. Ce sont les fameux préprints, sur lesquels réagissent les médecins du monde entier dès leur publication, y compris sur Twitter. Quand ils ne vont pas débattre sur Twitch. « Beaucoup de scientifiques s’expriment sur les réseaux sociaux et ça, c’est nouveau. Ils le font publiquement, pas entre eux, ce qui nous permet à nous, journalistes, d’avoir tout de suite un recul scientifique sur telle ou telle publication », explique Damien Mascret.

C’est d’ailleurs cette interactivité avec la communauté scientifique qui a permis au journaliste Vincent Glad de développer une expertise sur la Covid-19, lui qui s’était jusque-là fait surtout remarquer – en plus de l’affaire de la Ligue du LOL – pour son traitement journalistique du mouvement des Gilets jaunes. « C’est la première fois qu’il y a une telle émulation des chercheurs sur Twitter. Ça permet de voir rapidement s’il y a un consensus scientifique sur une question », analyse le journaliste basé en Allemagne. Lui-même reconnaît avoir appris au fil des mois à se méfier des déclarations grandiloquentes et des promesses de traitement miracle. « On l’a vu avec la chloroquine, qui a bénéficié d’un manque de culture scientifique des journalistes. Aujourd’hui, tout le monde a appris et quand on lit un communiqué de presse annonçant par exemple que la colchicine réduirait de 44% la mortalité de la Covid, beaucoup de médias sont très prudents. J’ai moi-même appris à attendre la publication des données scientifiques », raconte-t-il.

Reste à savoir qui écouter parmi les milliers de médecins prêts à donner leur avis chaque jour. BFMTV par exemple a travaillé avec l’AP-HP pour ne pas inviter n’importe qui en plateau. « Nous voulions que ce soit une parole validée scientifiquement », justifie Marc-Olivier Fogiel, directeur général de la chaîne d’information (lire entretien). Les médias ont-ils eu raison de donner autant la parole au professeur Didier Raoult, patron de l'IHU de Marseille et chantre de l’hydrochloroquine ? « Personne n’a contesté son CV, son éminence scientifique. Il dirige un institut de recherche qui est une machine de guerre en matière de séquençage et son traitement était source d’espoir, mais nous avons aussi largement traité les études scientifiques qui montraient la non-efficacité de l’hydrochloroquine dans le traitement de la Covid », se souvient Margaux de Frouville, qui a elle-même interviewé Didier Raoult en juin 2020. Une interview qui s’est d’ailleurs « mal passée » pour le spécialiste des maladies infectieuses, rappelle le patron de BFMTV, Marc-Olivier Fogiel.

« Durant l’été, des chaînes comme BFMTV ont commencé à laisser parler ceux qu’on a appelé les “rassuristes”, ces médecins qui disaient qu’il n’y aurait pas de deuxième vague, comme Laurent Toubiana ou Jean-François Toussaint. On a vu le changement mi-septembre quand les médias ont pris conscience que la parole mise à l’antenne devait refléter un consensus scientifique. C’est aujourd’hui la ligne majoritaire, hormis sur CNews », analyse de son côté Vincent Glad.

Des rédactions renforcées

Autre enjeu, la capacité des journalistes à se renouveler, ce qui n’est pas une mince affaire face à un virus qui dure depuis plus d’un an. « Parfois, j’ai l’impression d’avoir déjà tout dit, traité tous les angles possibles. Mais l’actualité nous rattrape toujours. La vaccination a permis de diversifier les angles », note Solenne Le Hen, de France Info, qui est par exemple partie en reportage dans une usine de fabrication de vaccins. « On est beaucoup en studio mais c’est important aussi d’aller sur le terrain voir comment ça se passe, que ce soit dans un service de réanimation ou dans les centres de vaccination », ajoute-t-elle. « Ça permet de nourrir les plateaux », ajoute Margaux de Frouville.

Sortir des studios est d’autant plus possible maintenant que les équipes dédiées à la santé ont été renforcées dans de nombreuses rédactions. À France Info, un service santé-sciences-environnement de quatre personnes a été créé en septembre. À BFMTV, quatre journalistes travaillent désormais à temps plein sur la santé, en plus de deux médecins consultants. À France Télévisions, la santé est rattachée au service société. « Tout le monde a un regard, un angle différent, que ce soit sur les aspects médicaux, industriels, sociétaux, économiques… Moi-même, il arrive que des choses m’échappent un peu dans les débats industriels, par exemple sur la brevetabilité ou le conditionnement des vaccins », reconnaît Damien Mascret.

Après cette folle année, comment voient-ils leur quotidien de journalistes santé lorsque cette crise sanitaire sera passée ? « Je ne me projette pas, j’ai l’impression de vivre Covid, on ne peut pas décrocher, mais c’est une période incroyable pour être journaliste santé », s’enthousiasme Solenne Le Hen. « La décélération en termes de couverture sera lente, on va continuer à en parler un moment », avance Margaux de Frouville. Peut-être même pendant des années.

Des data scientists dans la partie

Avec la crise sanitaire, une nouvelle source d’information est apparue, l’open data, mise en scène par une poignée de spécialistes de la donnée. Parmi eux, Guillaume Rozier, qui a lancé le site CovidTracker en mars alors qu’il terminait ses études d’ingénieur informatique. « Les médias ont sous-estimé le besoin des gens en visualisation de données pour comprendre l’épidémie », avance le jeune diplômé de 24 ans, qui travaille désormais comme consultant dans un cabinet de conseil. Nouvelles hospitalisations, entrées en réanimation, nombre de cas détectés, nombre de personnes vaccinées… chaque soir, toutes ces données sont représentées par des courbes, des cartes et des graphiques, mises en ligne sur Twitter et sur CovidTracker, qui a atteint le million de visiteurs uniques en janvier. Huit personnes travaillent aujourd’hui sur le projet, toutes bénévolement. « On aurait sans doute moins de données disponibles si on n’existait pas », estime Guillaume Rozier, dont le travail est suivi de près par les services du ministre de la Santé et même, paraît-il, par Emmanuel Macron lui-même.

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