Société
Que signifie boire un vin « féminin » ? Pourquoi les vins sucrés sont associés à la féminité ? Dans le «Mondovino», le lexique utilisé découle d’un sexisme et d’une misogynie omniprésente.

Le 4 septembre 2020, Esther Mobley, journaliste et critique de vin américaine, publie dans le San Francisco Chronicle un article titré : « Wine’s diversity issue starts with the way we talk about the taste of wine » (La question de la diversité du vin commence par la façon dont nous parlons du goût du vin). Repris par quelques médias français, sa chronique expose que le langage utilisé dans le monde du vin exclut les femmes, mais aussi les personnes racisées ou la communauté LGBTQIA+. Pour comprendre à quel point la façon de parler est misogyne et sexiste, la journaliste donne un exemple : « Plus d’une fois, j’ai entendu le critique Jay McInerney [auteur à succès de Bright Lights, Big City ou La Belle Vie] expliquer que la comparaison d'un vin à Pamela Anderson pour dire qu’il est riche et voluptueux, opposé à Kate Moss pour évoquer un vin maigre et tendu, est une bonne façon de le décrire. »

Rapidement, la caviste et journaliste belge Sandrine Goeyvaerts s’empare du sujet dans une chronique publiée sur RTBF, et plus en détail dans son dernier ouvrage Manifeste pour un vin inclusif, sorti le 2 septembre dernier. Comment se rend-on compte que l’univers du monde du vin est rempli de mots sexistes et misogynes ? Elle répond : « Cela a été un long chemin, on ne mesure pas la portée des mots dans le monde du vin, car c’est très ancré. Ce sexisme prend racine dans la représentation des femmes et de comment on en parle. Cette réflexion est venue petit à petit grâce à mon féminisme et en questionnant autour de moi, quand je me suis intéressée à l’écriture inclusive que je me suis rendue compte de ces tics de langage. » La caviste poursuit en expliquant que dans les écoles, le vocabulaire enseigné « c’est du par cœur, on ne vous demande pas de l’interroger, mais de l’apprendre ». Il prend racine dans l’histoire et la culture : les premiers vins ont été faits par les femmes, mais « quand la société a commencé à évoluer et que le vin a pris du pouvoir, elles ont été évincées », raconte l’ex-sommelière. Les vins « masculins » et « féminins » ont été conçus dans les salons bourgeois où « des hommes blancs se réunissaient pour en discuter. Cela a été créé par et pour les hommes. »

La journaliste belge explique que le langage du vin s’est construit sur la binarité des genres avec le mythe de l’homme actif et de la femme passive. Le vocabulaire utilisé est un hommage mal placé, fantasmé : on parle de cuisse, de chair, on peut apercevoir sur des étiquettes des femmes nues. On a d’un côté un masculin très positif : hyper virilité, solidité, un vin qui a du caractère. Alors que pour les femmes, on parle plus de légèreté, de délicatesse. Sandrine Goeyvaerts précise : « On retrouve encore ce lexique dans les manuels d'œnologie, alors qu'ils ne correspondent pas aux normes. Il faut aller au plus simple, en expliquant qu’un vin est “puissant” sans la connotation de l’homme puissant. Utiliser le mot “subtil” au lieu de vin féminin. »

Bicatégorisation

Sur la question des mots utilisés dans le monde du vin, Véronique Perry, linguiste féministe toulousaine, éclaircit le sujet : « Le vocabulaire du vin, c’est une question de terminologie [ensemble des désignations et des notions appartenant à un domaine spécial, dans ce cas précis l’œnologie] associée à la bi-catégorisation des genres. La bi-catégorisation crée un dualisme sexué qui s’entretient. Les gens pensent uniquement “homme et femme”, car dans la langue française, il n’y a que ces deux genres de représentés (alors qu’il y a plein d’autres genres), il n’y a pas de neutre. Il faudrait donc imaginer le non-genre. » Et concernant les expressions « putassier », « vin de pute », « dépuceler une bouteille », la linguiste ajoute : « Ce n’est pas qu’un vocabulaire sexiste, il est aussi sexualisé. Tout prétexte est bon pour sexualiser. » Laurence Rosier, professeure de linguistique française à l’Université Libre de Bruxelles, justifie la lente avancée de ce vocabulaire : « Le langage du vin touche un domaine économique et culturel très installé dans la culture française, nombreux sont les conservateurs qui ne veulent pas renouveler ce lexique. Mais la langue varie, elle peut bouger, on peut mettre en avant la fluidité des genres et aussi dégenrer par le nom des vins. »

Pour déconstruire ce lexique qui paraît inaccessible, la caviste belge propose d’utiliser des métaphores, des descriptions, parler avec des images pour que les analyses soient à la portée de tous. « Le monde du vin n’évolue pas car c’est une chasse gardée par une certaine classe et qu’elle peine à s’ouvrir. Il y a foule de supports sur lesquels on peut agir : d’abord faire une mise à jour dans les écoles – le monde du vin a besoin de lifting. Ensuite, au niveau des professionnels, ne pas avoir d’a priori car il y a pas mal de mépris pour les personnes extérieures (autre que les hommes blancs cis). Quand vous êtes racisé, on vous regarde bizarrement. Enfin, il y a ces gardiens du temple qui défendent un vin formaté. » Une autre solution pour la journaliste est d’ouvrir ce monde en proposant du contenu sur les réseaux sociaux, par exemple sur TikTok, Instagram, où de nombreux formats pédagogiques naissent. À l’étranger, le vin s’exporte, ainsi que son langage, mais il ne prend pas forcément le même sens. La linguiste belge précise : « On peut tout à fait emprunter des mots à d’autres langues pour le faire évoluer. »

Si ces codes de langage persistent, les femmes sont pourtant bien présentes dans ce domaine et représentent un tiers des œnologues, 30% des chefs d’exploitation viticole et 50% des élèves en œnologie, rapporte les chiffres de 2019 de l’organisme Vin & Société. Même si le sexisme coule à flots dans le vocabulaire du monde du vin, les femmes ne sont pas les seules à en souffrir : l’homophobie et le racisme règnent aussi. « En fin de compte, le sexisme, c’est l’arbre qui cache la forêt », conclut Sandrine Goeyvaerts. 

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