#MeTooPub
Trois ans après #MeTooPub, le monde de la pub est encore une fois secoué par une déferlante de témoignages de harcèlement moral et sexuel à l’encontre de patrons d’agences. À l’oeuvre, un compte Instagram anonyme, et avec cette fois-ci, des conséquences.

Écrire sur le #MeTooPub, c’est se trouver, au fil des années, à court de mots. Assiste-t-on à la deuxième, à la troisième vague ? La déferlante a-t-elle eu lieu il y a trois ans ou un an et demi ? Est-ce bien aujourd’hui que l’on assiste au tsunami tant attendu ? Depuis trois ans, une chose est sûre, les digues se lézardent : l’article du Monde paru en mars 2019, suivi d’une enquête de Stratégies titrée «Harcèlement : la fin de l’omerta dans la pub ?». Un an après, la rédaction de Stratégies refaisait le point. Bilan ? Une timide prise de conscience générale, alors que les plus puissants, les patrons d’agences mis en cause s’en sortaient indemnes – voire plus prospères.  

Et puis BTA est arrivé. BTA, comme Balance ton Agency, le compte Instagram anonyme par lequel, en quelques semaines, le véritable séisme a enfin eu lieu. Le 28 septembre, Julien Casiro, fondateur de Braaxe visé par des témoignages de harcèlement moral et sexuel, était écarté de l’agence le temps qu’une enquête interne soit menée. Le 13 octobre, Laurent Habib, ancien baron d’Havas et fondateur de Babel, également accusé de harcèlement sexuel, démissionnait de l’Association des Agences Conseils en Communication (AACC), au sein de laquelle il effectuait son deuxième mandat. Un symbole de taille. La fin d’une époque. 

Derrière le compte qui signe la fin de partie, une ancienne employée de la pub. Sans grand espoir, elle crée BalanceTonAgency afin d’y inciter au témoignage. « Je ne pensais pas que ce compte aurait une telle portée. Je l’ai construit dans mon coin à partir de phrases entendues, de situations vécues. J’ai commencé par suivre quelques personnes d’agences au hasard. Au départ, personne ne s’abonnait en retour. C’est quand j’ai commencé à atteindre les cent personnes que le monde a commencé à affluer. J’ai ensuite reçu le premier témoignage sur Braaxe, je l’ai publié. Ont suivi une trentaine de témoignages. » Désormais son profil comptabilise 27 000 abonnés, pas nécessairement issus du milieu publicitaire. Sans parler des comptes annexes qui se sont créés ces dernières semaines : @BalanceTonEcoleSup, @BalanceTaMajor, @BalanceTonAnnonceur… Tous y dénoncent des comportements et des propos sexistes, discriminants et/ou racistes.  

Justicière masquée

« La différence, c’est que mon nom est toujours apparu, alors que la créatrice de BTA fait figure de sorte de justicière masquée, relève Christelle Delarue, fondatrice des Lionnes et figure de proue de #MetooPub. La naissance de BTA arrive à point nommé et nous sommes reliés. Le compte amplifie le discours des Lionnes, et permet de lancer des alertes. L’étape 1 de #MetooPub a été la libération de la parole relayée par des journaux comme Le Monde, après 18 mois de travail et d’enquêtes dans 50 agences. Mais on a bien vu que cela n’entraînait pas de transformations réelles. De plus, les patrons incriminés continuaient à bénéficier de l’impunité, et étaient encore plus protégés qu’auparavant par une armada d’avocats. »

Parler à visage découvert ou rester dans l’ombre ? Récemment, certains se sont risqués à prendre la parole sur le sujet, dénonçant des pratiques de délation et allant jusqu’à parler de chasse aux sorcières. « Le compte n’est pas une solution en soi. Il a été lancé pour montrer que nous n’avions aucun autre moyen pour mettre fin à ces problématiques inadmissibles. Je suis désemparée face aux témoignages. Ce qui me fait tenir ce sont les actions que tout cela entraîne. Mais c’est aux agences de trouver des solutions pérennes. Pour l’instant je suis une solution éphémère », lance la fondatrice de BTA. 

« Quand je lis les propos de gens qui s’inquiètent de la délation, je trouve cette réaction totalement à rebours. La parole est véritablement dangereuse pour ceux qui la prennent – y compris pour la personne derrière le compte BTA », estime Raphaël Haddad, secrétaire général de Com’Ent. Celui-ci le reconnaît : il y aura un avant et un après Balance ton Agency : «Même si depuis deux ou trois ans, des agences s’étaient retrouvées dans l’oeil du cyclone, le monde de la pub n’avait pas réellement fait son #MeToo. Et encore trop de personnes, au moment où la parole émerge, se demandent surtout comment on pourrait l’étouffer... Un grand nombre de structures sont avant tout motivées par le désir d’éteindre cet incendie ». Qu’on cautionne ou non l'anonymat des témoignages, ceci est un faux débat. Le vrai problème se trouve dans les agissements de ces patrons, créatifs et autres corps de métier qui outrepassent leur pouvoir. 

Concrètement qu’est-ce que les agences peuvent mettre en place ? « Expliquer la médecine du travail aux salariés, mettre en place des RH, avoir des délégués du personnel, faire connaître leurs droits. Je suis en lien avec une avocate spécialisée en droit du travail pour expliquer au travers de «lives» au plus grand nombre les armes dont nous disposons. Mais cette éducation devrait commencer dès les écoles de pub », précise la fondatrice de BTA. Du côté de Com’Ent, une ligne d’écoute a été initiée il y a plus d’un an : « À dire vrai, elle reçoit peu d’appels et est peu visible... Beaucoup de bonnes intentions pour un résultat pas forcément à la hauteur », admet Raphaël Haddad. 

Silence complice

Il est souvent plus aisé d’adresser ses griefs à une tierce personne plutôt qu’à son entreprise : silence complice des RH, peur d’être stigmatisé... Pourtant, comme tient à le rappeler Agathe Bousquet, présidente de Publicis Groupe en France, dont certaines agences ont été visées dans les témoignages recueillis par BTA, « le recours aux réseaux sociaux de façon anonyme peut avoir un effet puissant et depuis le début, je suis favorable à la libération de la parole sur ces sujets. Le mouvement #metoopub et Les Lionnes nous ont amenés à beaucoup renforcer la sensibilisation et les formations.» Cependant, rappelle la présidente de Publicis Groupe en France, «pour que nous puissions agir concrètement, pour que des enquêtes démarrent, les témoignages sur les réseaux sociaux doivent être relayés auprès de nos dispositifs internes (adresse mail d’alerte confidentielle, réseau de salariés "Bonnes Oreilles", Comité contre le harcèlement, etc.) Certaines enquêtes ont abouti à des licenciements, d’autres à des sanctions. Récemment, nous avons rappelé en plénière d’agences et à tous nos managers nos dispositifs internes. Les salariés du groupe doivent savoir que nous agirons s’ils nous alertent. » 

L’impunité en agence ne doit plus être de mise. Au risque de voir perdurer la souffrance en entreprise, mais aussi, relève Raphaël Haddad, de devenir un véritable repoussoir pour les jeunes diplômés : «Lorsqu’on lit les témoignages de BTA, on se trouve devant un continuum de ce qui ne convient plus aux jeunes talents : le harcèlement sexuel et moral, le sexisme, bien sûr, mais aussi le déficit de sens, un modèle économique sous pression, l’immaturité managériale...» 

La relève des agences 

D’ailleurs, le phénomène Balance Ton Agency ne manque pas non plus de faire parler dans les écoles de communication, qui forment la relève des agences et y envoient des étudiants en stage ou en alternance. Si les communicants et publicitaires en herbe ne sont pas passés à côté de ce compte - que cela donne lieu ou non à des échanges spécifiques avec leurs enseignants -, il reste compliqué pour eux de signaler d’éventuels problèmes à leurs établissements, et pas évident pour ces derniers d’y apporter des réponses ; ceux que nous avons interrogés (Sup de Pub, Iscom, Audencia SciencesCom) n’évoquent pas de cas précis. Dans ces écoles, une panoplie de dispositifs existent, mais pour la plupart pas exclusivement centrés sur le harcèlement et permettant de répondre à des problématiques de santé et de bien-être plus larges. Par exemple, Sup de Pub a mis en place l’année dernière des espaces de parole réguliers sur le campus où le sujet, entre autres, peut être abordé. « Nous disions à nos étudiants que nos portes étaient ouvertes. Me Too a démontré que ce ne sont pas des sujets faciles à adresser. Ouvrir la porte ne suffisait plus », explique Laurence Armangau, sa directrice marketing et communication.

Référents harcèlement  

L’établissement du groupe Inseec U. a aussi nommé des référents harcèlement et créé une boîte mail spécifique pour le recueil d’informations. De son côté, l’Iscom organise une permanence psychologique hebdomadaire, née suite aux attentats de 2015 et a conçu une charte des valeurs proposée à l’étudiant et à l’entreprise lors des stages ou alternances. « Nous misons sur l’accompagnement », résume Magali Guiramand, sa directrice de la communication. Chez MediaSchool (ECS, IEJ, Sup de web…, également propriétaire de Stratégies), une cellule a été créé en vue de la réalisation d’une charte, en collaboration avec des experts indépendants, et des actions concrètes sont mises en place actuellement. « L’objectif de cette charte sera de prévenir tout agissement ou propos sexiste, et de favoriser un climat de confiance au sein du groupe et de ses écoles, la protection de nos étudiants et de nos collaborateurs restant pour nous LA priorité ! », explique Sylvie Schaffner, directrice de la communication. À Kedge Business School, un dispositif de lutte contre le harcèlement sexuel, les violences sexistes, sexuelles et homophobes a été mis sur pied voilà deux ans, basé sur une « cellule signalement » et une adresse mail dédiée.    

Autant de formes d’accompagnement qui ne vont pas, semble-t-il, jusqu’à un blacklistage des agences où des personnes seraient incriminées pour leurs mauvais comportements. « Si une entreprise est sur la sellette, qu’elle ne prend pas la parole [pour s’expliquer], on pourrait la mettre en stand-by », expose Magali Guiramand. Il arrive, à la marge, à Audencia SciencesCom de ne pas pousser une offre de stage dans une entreprise concernée. « Nous avons une approche d’anticipation », témoigne Sylvie Chancelier, sa directrice.  

Les écoles, en lien avec Les Lionnes

Par ailleurs, plus qu’avec Balance Ton Agency, c’est avec Les Lionnes que les écoles sont plutôt en lien. Christelle Delarue est intervenue cette année à Sup de Pub et à l’Iscom pour sensibiliser à la question. De son côté, Sup de Pub évoque la possibilité - théorique - de se rapprocher des Lionnes en cas de signalement d’un problème. Pour tenter de faire bouger les lignes.    

Car à en croire cette apothéose du mouvement MeToo, les agences feraient presque figure d’écuries d’Augias. C’est tout un microcosme qu’il faut déconstruire. « L’industrie est gangrénée», lâche Christelle Delarue qui estime qu’au lieu de blacklister les agences comme il est coutume de faire dans le milieu, il s’agit de les réformer de l’intérieur. Dont l’AACC. « Rester dans la colère et le ressenti individuel ne nous fera pas trouver de solution. Sans quoi d’autres comptes vont se créer, d’autres colères vont s’exprimer. Demandons à l’AACC un plan d’action sur les 15 000 agences du secteur et une gouvernance claire, directe », analyse Christelle Delarue. 

Il en va de l’avenir de toute une profession, de moins en moins glamour, de plus en plus vilipendée, selon Raphaël Haddad - lequel va lancer, au sein de Com’Ent, un dispositif d’auditions des acteurs des parties prenantes en novembre : «Les agences souffrent d’un vrai déficit d’attractivité qui peut être mortel pour les enseignes, qui ont du souci à se faire pour leur pérennité et leur modèle. »

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