Événement

Petit à petit, on voit apparaître de nouveaux produits créés avec les intelligences génératives. Ces nouveaux outils interrogent les process de travail mais aussi les notions de créativité et de propriété intellectuelle. Le design doit-il craindre de se faire ubériser par l'IA ?

Le plombier n’a pas seulement de belles bacchantes. Super Mario a aussi un coquet intérieur. Lampe de table champignon, tabouret en forme de tortue verte, délicieuses veilleuses étoiles et pots de fleurs aux faux airs de tuyauterie. Rör, Stärna, Svamp, Kuppa… Les éléments décoratifs sont affublés de noms gutturaux sortis du plus profond d’un catalogue Ikea, et sont présentés comme s’ils étaient issus des pages du géant suédois. À s’y méprendre... Sur les réseaux sociaux, on frôle l’hystérie collective. Problème : tout n’est qu’illusion. C’est un jeune créatif québécois, Justin Béchard, qui a inventé de toutes pièces cette collection entre Nintendo et Ikea, à l’occasion de la sortie du film Super Mario Bros, aidé en cela par un programme d’intelligence artificielle, l’incontournable Midjourney [lire interview]. À la fin 2022, Christophe Pradère, CEO et fondateur de BETC Design, avoue avoir été complètement bluffé par une autre opération, inventée par le designer Marco Simonetti. Une paire de gants, un sac, une balaclava ou encore une combinaison technique, tous fictifs, tous mis en vente dans un pop-up store virtuel, à Courchevel. Là encore, Midjourney est à la manœuvre. 

Dans le design, sommes-nous en train de basculer dans une nouvelle d’Isaac Asimov – l’inventeur du néologisme « robotique » ? L’intelligence générative et son développement fulgurant et sans limites va-t-elle surpasser les concepteurs de produits, de logos, de packs et d’espace ? Entraîner un soulèvement des machines en agence design ? « Sur ces innovations, il s’agit d’être prudent, estime Gilles Deléris, cofondateur et directeur de création de W, qui a notamment travaillé avec l’intelligence générative pour Ibis Styles. Il y a un an, on n’en avait que pour le Web3, il existait un engouement fou pour le metaverse. Et en mars, Meta annonçait son retrait des NFT… » Pour autant, le designer reconnaît, avec les IA génératives, « un effet de sidération, d’addiction. La machine envoie parfois un résultat auquel on n’était pas du tout préparé, des surgissements inattendus, qui créent de véritables moments d’émerveillement. » Chez W, on s’est engagé sur ces outils depuis juin ou juillet dernier.

Utiliser l’IA en agence design, voilà qui n’est pas tout à fait nouveau. « L’IA est présente dans les outils utilisés par les métiers de la création depuis quelques années déjà, souligne Reza Bassiri, vice-président et directeur de la création de Carré Noir. Appelée IA ou ML (machine learning), on la retrouve dans nos appareils photos pour la reconnaissance et mise au point d’objets, de visages ou des yeux, mais aussi dans les outils tels que Photoshop (Sensei). Ce n’est que plus récemment que l’IA est utilisée de manière plus directe à travers les générateurs d’images tels que Midjourney, Dall-E ou StableDiffusion, la conversation avec ChatGPT ou encore d’autres outils comme la recherche intelligente (filtrée par l’IA), la gestion et création de palettes de couleurs... » « Aujourd’hui, nous nous servons beaucoup de l’IA pour montrer des projets aux clients qui ont besoin de se projeter, explique Martin Iselt, executive creative director chez Landor & Fitch. Pour ce faire, il y a peu, on aurait eu besoin d’un artiste 3D pendant trois ou quatre jours, aujourd’hui, en deux ou trois heures sur une IA, on aboutit à un rendu réaliste. » 

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Chez Lonsdale, Marc-André Allard, associé, directeur de l'innovation et du business design, suit ChatGPT comme le lait sur le feu, « depuis trois ou quatre ans. Mais l’accélération est telle que nous avons lancé une grande série d’acculturation en interne. Comme tout le monde dit que les agences de design risquent d’être ubérisées par l’IA, nous avons modélisé plusieurs phases : la phase d’études, de veille et de tendance, puis la phase d’idéation, et enfin la phase d’incarnation avec la création du design pack, par exemple. » Verdict ? « Sur les trois phases, l’IA fait un bon boulot de dégrossissage standard ; mais ce qui manque cruellement, c’est l’expression de la singularité de la marque. » Et pan, dans le bec de l’IA !

Peut mieux faire, l'IA ? « ChatGPT m’oblige à préciser ma pensée, me force à aller plus loin », déclare Olivier Saguez, président-fondateur de Saguez & Partners, qui se dit complètement « fana » de l'outil. En revanche, l’IA, trop scolaire, aurait du mal à réaliser le saut créatif. « Pour ce qui est de la conception pure, l’IA ne sait pas encore vraiment le faire… Lorsqu’on travaille sur un aéroport, l’IA n’est par exemple pas vraiment capable de comprendre des principes d’élévation, par exemple… Les logos générés par IA sont très banals, il n’y a pas de parti pris fort, pas de conviction, pas d’imagination… » « Si on demande à l’IA de créer une façade de magasin en style cubiste, le résultat reste générique », juge Martin Iselt de Landor & Fitch. Même circonspection chez Christophe Pradère de BETC Design : « La production est pour l’heure très hasardeuse. En fait, pour générer des choses intéressantes, il faut réussir à y mettre des mots clés intéressants, c'est toute la question des “prompts”. L’IA est dans la production de l'image, pas dans l'idée. Ce qui est le plus le plus touchant et le plus troublant, c'est que soit la partie créative – la plus irrationnelle, la plus émotionnelle du processus – qui soit pour l’heure la plus intrinsèquement humaine. »

Comme Christophe Pradère, qui considère qu’ « il ne faut pas diaboliser l’IA et embrasser de manière extrêmement franche ce changement qui peut être générateur de transformation vertueuse en terme d'innovation produit », les designers n’entendent pas jouer les luddites – ces ouvriers briseurs de machines du début du 19e siècle en Angleterre, fous d’inquiétude pour leurs emplois. Pour autant, rien de sert de se cacher derrière son petit doigt : certains métiers n’y survivront pas. « L’IA deviendra la norme, fera disparaître un certain nombre de savoir-faire, les moins créatifs, les plus répétitifs et les plus automatisables », résume Reza Bassiri de Carré Noir. « Beaucoup de métiers ont été transformés par la PAO », rappelle Martin Iselt. Les métiers de « roughman », d’animateur 3D et consorts pourraient ainsi souffrir de l’irrésistible ascension de l’IA. « Parallèlement, on va voir se développer le métier de curateur, afin de séparer le bon grain de l’ivraie », prédit Gilles Déléris, qui redoute pour sa part davantage « ce que l’on appelle la “routinisation de la panique temporelle”, la charrette permanente provoquée par l’accélération induite par ces outils ». Marc-André Allard prévient d’emblée : « Notre rôle sera de prévenir les clients que la course à la productivité ne sera pas la réponse. »

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In fine, alors que la V5 de Midjourney vient de sortir, l’inquiétude est loin d’être de mise. « L’IA est un facilitateur avant d’être destructeur… », rassure Reza Bassiri. « On peut utiliser l’IA sur des phase d’amont, mais on ne s’aventurerait pas à vendre des créations issues de l’intelligence générative – ne serait-ce que pour les questions de droits d’auteur qu’elles posent », lâche quant à lui Marc-André Allard – lequel cite néanmoins deux opérations récentes en lien avec l’IA, Renault Twingo et Bacardi. « Sam Altman, cofondateur d’OpenAI, a lui-même fait machine arrière en déclarant que l’IA créait aujourd’hui “une illusion trompeuse de grandeur” », poursuit le directeur de l’innovation de Lonsdale. « C’est un métier de terrain, le design, rappelle Olivier Saguez. Le meilleur moyen de la pratiquer, c’est de vivre la vie des gens. » Et non celle des robots… « Le secret, conclut Gilles Deléris, c’est le regard. C’est là-dessus que nous devons nous battre. »

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