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Avec l’essor des réseaux sociaux, le nombre de formats à livrer aux marques pour une même campagne a bondi de façon exponentielle, obligeant les sociétés de production à adapter leurs pratiques de tournage et de post-production. Un article également disponible en version audio.

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« Quand j’ai commencé ce métier, le modèle, c’était une idée, un script, un réalisateur, un film TV. Un script, c’était un document de trois pages : la page de garde, le script lui-même, et des images. Aujourd’hui, un script, c’est 75 pages. » Ce constat établi par Jérôme Denis, CEO de La Pac, l’une des maisons de production historiques en France, tous le partagent, que ce soit chez les indépendants ou chez les structures intégrées des agences publicitaires.

En quelques années, le métier de producteur audiovisuel a changé de visage. En cause, le développement des sites, des médias en ligne et des réseaux sociaux, les Facebook, Instagram, YouTube et aujourd’hui TikTok. « Chemin faisant, avec l’acquisition d’une forme de maturité, les annonceurs ont multiplié leurs besoins. On s’est retrouvé bon an mal an à avoir des listes de formats qui s’allongeaient, au grand dam des post-producteurs, ceux qui sont chargés du montage, du son, des effets spéciaux et in fine de la livraison du master », explique Jérôme Denis.

Au début, à partir d’un film d’une minute, par exemple, il suffisait d’en couper 10 secondes pour poster sur Instagram. Mais les réseaux sociaux ont rapidement exigé des formats qui leur soient spécifiques, obligeant les producteurs à tourner de la matière supplémentaire pour être en mesure de répondre à la demande.

Frédéric Trésal-Mauroz, CEO de Prodigious, l’agence intégrée de Publicis, qui est également vice-président de l’AACC Production, se souvient du succès incroyable de l’offre lancée par son groupe en 2016 autour de la production de contenus digitaux. En un an, cette « content factory » a généré 30 millions de revenus et la production de 100 000 assets différents.

« À l’époque, le film publicitaire était séparé des contenus digitaux. Aujourd’hui, tout a fusionné. On parle de projet de campagne, dans lequel le film publicitaire, même s’il reste le contenu noble, ne pèse plus que 10 %. Tout le reste, c’est de la production de contenus pour les réseaux sociaux et maintenant, de plus en plus, pour les sites e-commerce et e-retail media, un secteur qui monte très fortement, avec des contenus à produire qui ne sont même plus forcément déclinés du film », note Frédéric Trésal-Mauroz. « Un énorme marché s’est développé, avec de gros appels d’offres de production de contenus déconnectés de la partie publicitaire », observe-t-il.

Prodigious produit ainsi pour quinze pays européens tous les contenus digitaux de Sephora, dont l’agence de publicité reste BETC. « On a switché de la production unique d’un film vers une campagne qui doit se décliner a minima en 50 ou 60 assets différents, voire en 500, 1 000 ou 2 000 assets quand il s’agit d’une campagne internationale », confirme Jérôme Houdry, directeur général de 87seconds.

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La conséquence principale de ce phénomène se fait sentir sur les tournages. Il est courant aujourd’hui que pour une production, il faille monter « trois plateaux en même temps », note Jérôme Denis. « Une production, désormais, c’est devenu cinq productions », constate-t-il. Il faut trouver un réalisateur pour le film, un autre pour le digital, voire un pour TikTok, ce qui suppose une organisation sans faille car derrière chaque réalisateur, il y a toute une équipe de production à monter. « Il faut concevoir en amont des écosystèmes de production pour programmer tout ce que l’on doit faire, en termes de contenus, de son, de musique, de droits, de bannières… », note Frédéric Trésal-Mauroz.

À la tête de la production chez Quad, William Blanc cite un « cas d’école » récent pour la marque Garnier, avec deux spots TV à réaliser, des formats digitaux pour YouTube et les réseaux sociaux, et des photos pour le digital. « Traditionnellement, nous n’aurions eu qu’un plateau mais là, on a été obligé d’en avoir trois, avec des mannequins qui naviguaient d’un plateau à l’autre de manière à couvrir toutes les demandes de l’agence », explique-t-il. Face à ce type de requêtes à 360 degrés, « il a fallu s’adapter à produire de multiples assets dans un temps réduit pour que ça entre dans le budget de l’annonceur et que ça reste viable pour nous », indique William Blanc.

Cela nécessite un travail de mutualisation. Dans cet exemple de Garnier, le réalisateur des spots TV et celui des formats digitaux ont travaillé ensemble en préparation pour que les supports se ressemblent et pour aller, dit-il, « dans la même direction et avec le même discours ». « Stories pour Instagram, 4x3, film, bannières internet, voire making of et plans produit : il faut fabriquer tout cela en même temps, sinon le temps de production est trop long et le budget trop élevé », avertit le producteur.

« Il y a deux façons de faire : soit, à partir d’un format film, on adapte et on décline, soit les films digitaux n’ont pas la même écriture et là, on essaye de mutualiser », précise Maxime Boiron, CEO de TBWA Else, la maison de production intégrée de TBWA. « Nous avions anticipé cette évolution en intégrant une société de post-production, c’est nous qui gérons la multiplication des assets », ajoute-t-il. Pour Elsa Rakotoson, CEO de Frenzy Paris, cette idée de « mutualisation des forces » est au cœur du sujet. « Réfléchir à une campagne globale, c’est un véritable levier de croissance, cela permet de garantir la cohérence de la stratégie d’image et du message sur tous les supports », estime-t-elle.

Au regard de cet objectif, il est alors nécessaire de proposer « des équipes pluridisciplinaires et complémentaires ». « On peut travailler en proposant des duos avec un producteur classique et un producteur digital native », avance-t-elle. « Mais nous ne sommes pas une content factory, on est là pour la création, pour amener des talents adaptés à ces nouveaux paradigmes », précise Elsa Rakotoson, qui a monté, à côté de Frenzy Paris, dédiée aux campagnes de publicité 360°, une société sœur, Frenzy Picture, pour les contenus digitaux et la photo.

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Cette démultiplication des formats a aussi donné naissance à des acteurs qui, sur le marché du film ou de la vidéo, intègrent à la fois la création et la production. C’est le cas de 87seconds. Jérôme Houdry, son dirigeant actuel, cofondateur de Digiprod, vient du monde de la production. « Nous nous sommes transformés vers 2017-2018 en agence hybride, avec de la création et de la production, quand on a vu ce biais du marché : beaucoup de nos clients, confrontés à la démultiplication des assets, subissaient un manque d’anticipation de leurs besoins », explique-t-il.

Travaillant le plus souvent en direct pour ses clients, comme pour Les Cosmétiques frais, 87seconds revendique la réinvention du modèle économique du producteur qui intègre la création, la production et la post-production, mettant en avant la notion « d’upcycling de contenus ». « L’idée, c’est comment re-raconter des histoires avec des matériaux qu’on a déjà en boîte. Notre modèle hybride nous permet de le faire. Une société de production classique a une matière première énorme mais elle n’est pas fournie aux agences. Nos créatifs ont très facilement accès à cette matière première inexploitée et ils ont la capacité à réutiliser ces contenus pour repousser de nouveaux formats », plaide Jérôme Houdry.

Membre à la fois des délégations corporate et production de l’AACC, Reactive joue elle aussi sur deux tableaux : la conception de contenus et leur fabrication. Son cofondateur, Vincent Stilinovic, insiste sur la notion de conseil à apporter aux annonceurs en matière de démultiplication de formats. « Les clients ont besoin d’un conseil en production pour essayer de rationaliser leurs investissements. Ils ne vont pas toujours penser en amont aux autres utilisations qui pourraient être judicieuses pour eux. Or il est important de le prévoir, sinon les déclinaisons sont plus compliquées ensuite », remarque-t-il. Si l’on filme en 16/9e et qu’on doit utiliser ultérieurement le film en format vertical, il faut filmer d’une certaine façon, avec un cadre plus large, pour avoir un contenu exploitable en verticale.

Vincent Stilinovic jette aussi un pavé dans la mare : il faut éviter de décliner pour décliner. « À une époque, on nous demandait des déclinaisons dans tous les sens. Mais il y a aujourd’hui une réflexion par rapport à l’impact carbone. Il faut prendre le temps de se poser. Si une communication n’est pas adaptée pour tel ou tel réseau, avec un résultat médiocre attendu, il ne faut pas décliner pour le plaisir », avance-t-il, en plaidant pour « un juste équilibre » en la matière.

Par ailleurs, les réseaux sociaux sont de plus en plus gourmands en vidéos, au détriment des posts écrits. Comment arriver à fabriquer une telle masse de contenus ? « Une nouvelle façon de produire est en train de s’installer, qui nécessite d’aller beaucoup plus vite que pour les médias traditionnels. Il faut s’accorder du temps pour trouver des idées, mais ensuite tourner avec du matériel léger, pas trop de monde, et produire des petits formats très rapidement. Tourner six ou sept films courts avec un comédien en une demi-journée, c’est possible aujourd’hui », affirme Vincent Stilinovic.

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