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Pas un jour sans qu’une marque ne pose ses jalons dans ce que beaucoup décrivent comme un nouvel Eldorado. Pourtant, malgré la hype entourant le phénomène, des voix commencent à s’élever, qui s’inquiètent de la gabegie environnementale engendrée par les méta-mondes. À l’heure où les marques ne jurent que par le « purpose » et la RSE, doivent-elles se méfier des mondes virtuels ?

Deux plages, deux ambiances. D’un côté la frugalité, de l’autre, l’orgie technologique. Aux derniers Cannes Lions, en juin 2022, deux mondes s’entrechoquaient, sans que grand monde ne semble choqué. D’un côté, les plages des Gafa, vertueusement décorées de mobilier en bois écoresponsable, où, à côté d’écrans géants digitaux clignotant quasi H24, on pouvait s’essayer, casque de VR sur le nez, à l’exploration d’une nouvelle terre promise : celle des métavers - buzzword absolu du festival.

De l’autre, le retour de l’activisme régénéré par l’urgence climatique, incarné par deux animaux dénonçant les campagnes pour les pourvoyeurs d’énergies fossiles : Frankie the Dino, mascotte du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), qui interpellait les festivaliers (« Au moins, nous avions un astéroïde. Quelle est votre excuse ? ») tandis que Greenpeace faisait arpenter la Croisette au chien du célèbre mème « This is fine », « symbole du déni des agences de publicité face à l’urgence climatique ».

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Déni, vous avez dit déni ? Moins de six mois après Cannes, des voix s’élèvent à nouveau pour exprimer leur inquiétude – cette fois-ci face à l’avènement annoncé des métavers. Depuis des mois, ce n’est rien de dire qu’ils sont présentés comme le futur Eldorado du marketing. Prophétie autoréalisatrice ? Les chiffres donnent en tout cas le tournis. Selon le cabinet Grand View Research (GVR), le chiffre d’affaires lié au métavers pourrait atteindre 678 milliards de dollars d’ici à 2030, soit un taux de croissance annuel moyen avoisinant les 40 %. Bloomberg voit encore plus vite et encore plus grand, avec, dès 2024, un CA de 800 milliards de dollars. Dans à peine quatre ans, pas moins de 25 % des internautes pourraient déjà passer une heure par jour dans le métavers, selon Gartner.

Pas question de passer à côté de cette future manne, fût-elle hypothétique. Alors que le mastodonte de la presse professionnelle Ad Age vient de sortir, le 27 septembre, sa nouvelle newsletter, « Metaverse marketing », il ne se passe plus un jour sans qu’une nouvelle marque ne se lance dans la colonisation des meta-mondes. Les marques de luxe et de spiritueux, traditionnellement pionnières, au premier chef : dès décembre 2021, Balenciaga plantait son drapeau avec la création d’une business-unit consacrée au métavers. Moins d’un an après, tous les secteurs d’activité veulent leur place au soleil du meta-monde : en juin dernier, Carrefour créait l’événement en faisant passer des entretiens d’embauches sur son terrain acheté sur Sandbox, sur une surface « équivalente à 30 supermarchés dans le metaverse ». Dernier en date à investir les territoires virtuels, le géant du retail américain Walmart, qui a fait, le 27 septembre, une entrée tonitruante sur Roblox.

On est déjà loin du gadget. Et la manière dont les marques et leurs agences foncent comme un seul homme vers ces horizons glace le sang de Guillaume Le Bris, développeur spécialisé dans l’éco-conception et la sobriété numérique et fondateur de l’agence conseil GLB SSD, spécialisée dans la conception numérique bas carbone. Le 16 septembre 2022, il publiait une tribune au titre sans ambiguïté : « Métavers : les studios alertent sur son impact environnemental ». « J’avais, il y a un an, commencé à rédiger un article de 15 pages sur l’impact des jeux vidéo, relate-t-il. Finalement, ça a abouti à cette tribune sur le métavers. Je terminais par le pire des cas imaginables qui consistait à pousser jusqu’à l’absurde le poids de l’hardware (casques, consoles, manettes, poignées haptiques, etc.), pousser les capacités de jeux en réseaux, pousser le cloud gaming… Quelques mois plus tard, Meta annonçait que c’était exactement ce qui allait être fait ; transformer l’expérience internet en expérience 3D en temps réel, soit mixer les technologies les plus gourmandes en énergie et en matériel, les pires en termes d’impact… »

Selon deux rapports du Shift Project et du collectif Green IT, en 2019, le numérique représentait environ 4 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) avec une croissance vertigineuse de presque 6 % par an, alors même que l’objectif est une baisse de 5 % par an des émissions d’ici à 2050. S’ajoutent aux émissions (qui constituent 11 % de l’empreinte du numérique en France), l’impact sur les ressources abiotiques (ressources non vivantes se trouvant naturellement dans l'environnement, dont les métaux rares) de l’ordre de 52 % de l’empreinte numérique en France. Par ailleurs, Raja Koduri, executive vice-president du fabricant de microprocesseurs Intel, estime qu’il faudra multiplier par 1000 les capacités de calcul informatique pour fournir des services métavers.

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De l’Eldorado au désastre écologique ? Au téléphone, la voix de Frédéric Bordage, fondateur du collectif Green IT, (association à but non lucratif qui réunit les experts à l'origine des démarches de sobriété numérique, et de numérique responsable) trahit son inquiétude, voire son désarroi. « Le métavers n’est même pas anachronique, il est uchronique : au rythme où l’on consomme les ressources abiotiques, particulièrement les métaux, dans 30 ans, on ne pourra plus fabriquer d’ordinateur, encore moins des casques de réalité virtuelle… Équiper 5 milliards d’individus de casques de VR équivaudrait à l’impact énergétique de la Belgique... A-t-on envie d’utiliser ces ressources pour une dernière nuit d’ivresse, le casque de VR sur la tronche, ou de pouvoir, dans l’avenir, se soigner en passant des IRM ? Nous sommes à l’heure des choix. »

Pourtant, à l’heure où les marques, depuis des années, n’ont à la bouche que « purpose », RSE ou « raison d’être », elles ne semblent pas se réveiller la nuit en cauchemardant sur l’impact environnemental des métavers. « C’est toujours la même chose, quand une nouvelle techno arrive, les marques veulent y être tout de suite, résume Stéphane Wharton, CTO d’Heaven. Et après TikTok, le métavers, c’est la hype absolue ». « Lorsqu’on reçoit un brief, on reçoit plus de questions pragmatiques des annonceurs – sur quelle plateforme aller, pour quelle audience, etc. – que d’interrogations sur l’aspect énergivore de ces nouvelles technologies, observe quant à lui Jean-Baptiste Bourgeois, strategy director à We Are Social. Paradoxalement, pour les marques, la RSE est tellement devenue un sujet central qu’elles l’oublient dans leur course à l’innovation. On se situe davantage dans une guerre de tranchées, où l’on cherche à s’emparer de nouveaux touchpoints, de scruter ce que fait le concurrent. »

Dans les vertes prairies du métavers, pour les marketers, le temps est encore à l’insouciance, l’allégresse des premières fois. « Pour l’instant, les clients sont hypnotisés par l’effet de nouveauté et de modernité du métavers et plus largement, du Web3, constate Déborah Marino, directrice générale adjointe de Publicis Luxe. Ils sont très excités à l’idée de prendre, si possible, avant les autres, une initiative qui leur permette de générer une grosse couverture média… Chez Balenciaga, ils ont été les premiers surpris par le nombre de “skins” qu’ils ont vendu sur Fortnite. Mais aussi par les retombées presse : c’est comme s’ils avaient mis plusieurs millions sur la table… »

Difficile sans doute d’appréhender pleinement les futurs impacts du Web3, quand on n’a pas encore conscience de la voracité énergétique du Web2… « À ses débuts, et encore aujourd’hui, on était loin de mesurer ce qui se fabrique sur le Web2 », rappelle Sandrine Vissot-Kelemen, présidente de Razorfish.

« Personne ne se pose la question de l’empreinte d’Epic Games sur Fortnite, alors que les serveurs tournent à balle, avec des milliers de calculs à la seconde par personne…, souligne Jean-Baptiste Bourgeois. Le coût énergétique de Twitch, du coud gaming, du streaming pendant quatre heures d’une série pas terrible sur Netflix, c’est colossal. Si je suis l’entreprise B Corp la plus radicale, la plus green, est-ce déjà bien cohérent de mettre en place un rendez-vous hebdomadaire pour vendre des légumes sur Twitch ? »

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Pour l’heure, s’il met en transe les annonceurs, le métavers laisse plutôt froids les consommateurs : 62 % des Français ne voient pas l’intérêt des mondes virtuels, selon un baromètre récent du cabinet Iligo. Pourtant, le doute n’est plus possible : le métavers va advenir. « Le Web3 est une révolution industrielle : ça fait peur, mais c’est le cas », lâche Wladimir Taranoff, responsable de la Journée de La Transition Numérique (JTN) organisée par l’association eFutura, qui sera consacrée à cet « internet du futur ». Celui-ci cite « la loi du philosophe Schopenhauer, selon laquelle toute révolution passe par trois phases : “c’est ridicule, c’est dangereux, c’est évident”. Pour les géants du web, c’est l’évolution inéluctable du web, et ils ont les moyens de le faire exister. »

Puisqu’on n’arrêtera pas le Web3, serait-il possible de penser, dès maintenant, un métavers durable ? Chez Meta, interrogé par Stratégies, on se défend à grand renfort de chiffres (lire encadré) tout en disant « avoir conscience de [leur] responsabilité envers [leurs] utilisateurs et du rôle qu'[ils peuvent] jouer dans le développement d’un rôle plus durable ».

Ça ne coûte rien de le dire. Mais Sandrine Vissot-Kelemen entrevoit, « face aux risques du Web3 (course à l’équipement, inflation des expériences consommatrices de temps de serveurs, sujet du mining ultra-énergivore), des opportunités qui se font jour. On peut réfléchir à des initiatives ne nécessitant pas de casque, mais plutôt des technologies présentes dans le téléphone. Se pose également l’urgente nécessité de mesures du Web3, pour amener une auto-régulation. Enfin, on peut se projeter en se disant que ce qu’on va vivre dans le virtuel pourrait réduire l’empreinte carbone du réel… ». « Grâce au métavers, on pourra éviter les déplacements superflus, se rendre à des concerts, visiter des pays en VR…, ajoute Laëtitia Richez, chief communication officer d'Immersion, spécialiste de la VR. La clé est d’avoir une approche raisonnée de toutes ces technologies, savoir si on y va et pourquoi. »

On se croirait presque face à un sujet du bac de philo : « La technique est-elle synonyme de progrès ? », « Le progrès technique peut-il rendre l’homme heureux ? ». « Pour l’instant, dans le métavers, on n’a fait que des grosses teufs… L’univers a mauvaise presse parce qu’il renvoie l’image d’un monde de nouveaux riches en gros SUV, résume drôlement Déborah Marino. Mais je fais partie de ceux qui croient que la technologie peut s’améliorer en devenant moins énergivore. Et aussi proposer des opérations qui ont un impact bénéfique, comme Guerlain avec “Cryptobees” sur la plateforme la plus “green” du moment, Tezos, qui vise à sauver les abeilles… » Pour que l’utopie promise ne vire pas à la dystopie…

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Chiffres clés

25 %. Proportion des internautes qui passeront une heure par jour dans le métavers en 2026 (Gartner).

800 milliards de dollars. CA estimé du métavers en 2024 (Bloomberg).

54 millions. Nombre d’utilisateurs actifs quotidiens revendiqués par Roblox au premier trimestre 2022 (VS 202 millions d’actifs mensuels en avril 2021).

350 000. Nombre d’utilisateurs actifs mensuels de The Sandbox.

4 milliards de dollars. Valeur attribuée à The Sandbox.

1000. Nombre de fois par lesquelles il faudra multiplier les capacités de calcul informatique pour fournir des services métavers.

94 %. Réduction des émissions de gaz à effets de serre revendiqué par Meta par rapport à 2017, dépassant son objectif initial de 75 %.

30 %. Économie réalisée par Meta par rapport aux standards de l’industrie, grâce à une technologie de compression vidéo de pointe.

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