Management

Jusque-là réservés à la sphère privée, des sujets intimes se multiplient au sein même de l’entreprise. Evolution des mœurs dans les RH ? Ou simple coup de communication ?

L’agenda de Yasmine Candau se remplit vite. En novembre, pas moins de six séances en entreprise ont été programmées. « Les sollicitations sont de plus en plus nombreuses, explique la présidente d'EndoFrance, association française de lutte contre l'endométriose. La volonté d’agir est clairement exprimée. Et ce n’est pas juste pour cocher une case dans le cadre de la politique de responsabilité sociétale de l’entreprise (RSE). Par ailleurs, le président Macron en a fait un enjeu de santé publique pour 2022. Une femme sur dix est concernée. » Air France, la SNCF, Airbus… ces grandes entreprises ont déjà accueilli des conférences dédiées.

Avril 2022. Entre 70 à 80 collaborateurs (sur 1 300) du groupe Les Echos-Le Parisien suivent une conférence en visio sur la ménopause. « Je ne rentre pas dans la vie privée de nos salariés à partir du moment où il y a un lien avec la vie de l’entreprise, explique Aymeric Vincent, directeur de la transformation et de l'innovation RH. Et comme le sujet reste tabou, il n’a pas été abordé frontalement, ni médicalement, mais par la sociologie. Ce petit détour volontaire a facilité l’appropriation. Ce n’est pas tant le nombre de présents qui importait mais les échanges que cela a pu générer avant, pendant et après dans les étages. » On y retrouve les problématiques d'aidant, de handicap, de parentalité ou bien encore nutrition, comme à Vacancéole, acteur de location de tourisme, mais aussi les règles, la précarité menstruelle - à l’occasion de campagnes de collecte -, les violences faites aux femmes, les salariés qui dorment dans leur voiture ou bien encore l’assistance médicale à la procréation (AMP)… Autant de sujets qui occupent de plus en plus de terrain dans les entreprises. « Quels que soient les problèmes, on ne peut pas les laisser aux vestiaires et arriver la bouche en cœur », résume Yann Gabay, fondateur d’Oreegami, académie gratuite du marketing digital et tremplin vers l’emploi.

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Une révolution ? Pour Caroline Diard, enseignante-chercheure en management au sein de l’École supérieure de commerce (ESC) d’Amiens, c’est aller un peu vite en besogne. La forte demande de cadres dans les entreprises expliquent bien des intiatives. « Ces manifestations d’intérêt s’inscrivent dans la continuité de plein de mesures, précise-t-elle, comme l’Index égalité hommes femmes, créé par la loi de 2018, le congé maternité ou paternité, ou ceux pour enfant malade. Plus ancienne encore, la présence des salles d’allaitement dans les usines. On est aujourd’hui dans l’effet de communication. On se saisit de sujets sur lesquels le législateur s’est souvent déjà positionné. Et c’est sans doute faire preuve de cynisme mais la logique de marché pèse. Quand l’entreprise a le choix des candidats, il y a des questions qu’elle ne se pose même pas. Le contexte de tension sur les recrutements permet de faire bouger les lignes sur des sujets qui paraissaient annexes. Tant mieux. »

Un cran supplémentaire peut même être franchi, avec la création de droits nouveaux, entreprise par entreprise, qui ne sont pas encore généralisés dans le code du travail. Ainsi, la société de production 2P2L (La Maison des maternelles sur France 5) a-t-elle mis en place, il y a peu, un congé menstruel. Un jour sans justificatif à l’appui et payé. Le sujet fait son chemin dans le monde du travail. L’Ifop a réalisé son enquête à la rentrée 2022. La France compte plus de 14,5 millions de femmes actives et 53% ont des règles douloureuses. 35% déclarent un impact négatif sur leur travail. Résultat : les deux tiers estiment qu’une société proposant le congé menstruel serait plus attrayante. Cette dernière statistique pousse les DRH à cogiter. 

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En 2019,  une enquête Ipsos – pour Gedeon Richter - a mis en évidence le poids de l’interaction entre les traitements pour la procréation médicalement assistée et le travail. 46 % des patients reconnaissaient devoir mentir pour justifier les absences professionnelles nécessaires au traitement. 52 % se déclaraient moins motivés pour aller travailler. « L’Organisation mondiale de la santé (OMS) définit la santé par un état de complet bien-être physique, mental et social, tient à rappeler Arnaud Lacan, professeur de management à Kedge Business School. Les entreprises qui ne font pas l’effort d’apporter leur soutien à leurs collaborateurs risquent de s’exposer à un mouvement de démissions»

Mais, jusqu’où aller ? « C’est compliqué de savoir où s’arrêter », commente Lionel Prud'homme. Actuellement directeur de l’école IGS-RH Paris, il a piloté les ressources humaines de différents groupes pendant plus de vingt-cinq ans. Il se souvient d'« avoir été trop loin » : papa d’un enfant malade, un collaborateur était surendetté. Lionel Prud'homme est intervenu auprès des organismes bancaires pour renégocier un échéancier. « L’entreprise aujourd’hui fait face à des attentes divergentes, conclut David Mahé, président de Stimulus France, cabinet de santé psychologique au travail. D’un côté, l’envie d’un équilibre vie professionnelle versus vie personnelle, de l’autre, de nouveaux services ou moyens pour prendre soin de soi. » Moins et plus d’entreprises à la fois. D’où le succès de plateformes psychologiques et de coaching comme Moka.care également. « Les réussites naissent d’esprits sereins », dixit Pierre-Étienne Bidon, son fondateur.

Trois questions à Anne-Sophie Tuszynski, fondatrice de Cancer@work et de Wecare@work

Comment ont germé vos entreprises qui abordent le sujet de la maladie dans le milieu professionnel ?

Entre l’annonce de mon cancer en 2011 et ma première séance de chimiothérapie, j’ai fait le tour des dirigeants avec lesquels j’étais en contact pour traiter de l’organisation pendant mon absence. Cette réaction paraissait hors norme aux yeux de beaucoup mais elle les a autorisés à me questionner. Jusque-là, on ne prononçait pas le mot cancer. Or, selon moi, on se doit de parler pour trouver une solution. Et, à rester cinq heures dans une salle d’attente de l’hôpital Gustave Roussy, on discute entre patients. Je n’ai plus de contact avec ma boite depuis six mois, comment faire ? C’est l’un des exemples. J’ai entendu ce double écho.

Comment la situation a-t-elle évoluer en dix ans ?

En 2011, 80 % des salariés n’envisageaient pas de parler de leur cancer - s'ils en avaient un - dans l’entreprise. En 2022, c’est un salarié sur deux. On progresse. De tabou, on évolue vers une parole plus libérée. Au début, j’étais toute seule. Aujourd’hui, l’équipe compte quinze collaborateurs. Preuve que le cancer peut créer de la richesse économique. J’ai répondu à un besoin non exprimé. Une forme de trait d’union entre deux univers.

Comment ce trait d’union peut se traduire ?

Un salarié atteint du cancer sur deux quitte son emploi deux ans après avoir été diagnostiqué. Or ils sont 1 200 à l’apprendre chaque jour. On peut répondre à ses obligations légales d’envoyer l’arrêt maladie, mais ouvrir le dialogue avec l’entreprise est bénéfique. Certaines entreprises optent pour une subrogation de salaire : elles le maintiennent intégralement pendant une durée déterminée, avant le versement des indemnités maladie. Et cela peut prendre un petit délai.

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