Management

Le moral en berne des salariés s’affiche à longueur d’articles. Mais, qu’en est-il des cadres ? Comme pour le reste de la population active, sa physionomie évolue. Pour le meilleur et pour le pire.

Attention, sujet tabou ? « Les cadres parlent peu, commente d’emblée Alexandre Willocquet, aujourd’hui coach en reconversion professionnelle, après une carrière entière dans l’industrie. S’ils s’expriment à titre individuel, collectivement, ils prennent peu la parole sur leur moral. Cela reste tabou. C’est le phénomène de la majorité silencieuse. On observe chez eux peu d’expression publique, même s’ils avalent des couleuvres. » D’où un certain malaise face aux questions sur leur moral au sein de cette population bigarrée, composée de managers et d’experts, de cadres supérieurs, intermédiaires ou de proximité. Fondateur d’Eurécia, éditeur de logiciel RH, qui compte 130 salariés, dont 90 % de cadres, Pascal Grémiaux évoque des collaborateurs « qui se recroquevillent ».

Pourtant, selon la Dares, les cadres sont les actifs les plus syndiqués (10,9 %), juste derrière les professions intermédiaires (11,4 %) et avant les employés (9,6 %). Peu loquaces ? Le statut veut cela. Par construction, la loyauté prévaut. « Ils doivent incarner les valeurs de l’entreprise, note Jean Pralong, professeur en gestion des ressources humaines au sein de l’École de management (EM) de Normandie. Cette posture requiert une forme de silence, mais avec une prise de parole… indirecte. Chaque fois qu’un cadre s’élève contre les nouveaux comportements des jeunes générations, on peut difficilement ne pas y voir ses propres revendications. Sa propre libération. »

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La loyauté ? Le modèle du cadre bon soldat ? Emeric Lebreton y croyait, lui aussi. Quel étonnement pour ce dirigeant cofondateur d’Orientaction, spécialisé dans le bilan de compétences de voir, en même temps, neuf cadres faire état de plus de revendications que les autres collaborateurs, avec moins d’engagement… « Une fronde interne, raconte ce docteur en psychologie. J’ai été complètement déstabilisé. L’évolution du rapport au travail vaut aussi pour l’encadrement. Qu’un cadre de direction commence à parler tickets-restaurants ou équilibre vie personnelle versus vie professionnelle, on a changé de modèle. » Un cas isolé ? Sûrement pas. D’après la dernière étude de l’Apec, de septembre 2022, cette préoccupation arrive en tête de liste des bonnes résolutions de rentrée pour 66 % d’entre eux. Finalement, Emeric Lebreton s’est séparé de ses collaborateurs.

Autre secteur, plus feutré, mais même constat. « Les cadres sont de plus en plus nombreux à fixer des limites, explique Steven Dailleux, directeur associé du cabinet Vendredi Treize, spécialisé dans les métiers du notariat. Aujourd’hui, ils construisent leurs postes. C’est totalement déstabilisant. On doit lâcher du lest. » Et faire des contre-propositions en cas d’annonces de départ. « Ils les acceptent, note Philippe Bloquet, fondateur de Peoplespheres, plateforme RH. Une réaction qui n’existait pas, il y a quelques mois. La frilosité des cadres s’installe. »

« Pendant deux ans, les cadres ont été pied au plancher, affirme Arnaud Monteil, directeur associé chez Robert Walters, cabinet conseil dans le recrutement, baignant dans une euphorie post-premier confinement. Cette période laisse place à une phase d’incertitudes. » De véritables montagnes russes émotionnelles avec, maintenant, la contraction de l’économie, un contexte international dégradé, le changement climatique… « Issus d’une population diplômée, les cadres ont une capacité d’analyse très poussée, très développée, souligne Aude Merceron, responsable RH et relations sociales chez DDB, agence de communication intégrée, d’où une forte conscience des enjeux sociétaux actuels. »

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La porosité est de mise entre l’intérieur et l’extérieur de l’entreprise. Résultat : un cadre sur quatre estime que sa santé mentale s’est dégradée ces deux dernières années, selon l'Apec. « À chaque fois que l’on parle d’eux, c’est pour leur demander de faire mieux, analyse Natalène Levieil, directrice de projet chez LHH, cabinet de conseil en ressources humaines. Mais, eux, comme collaborateurs, qui s’en préoccupe ? Ils ont les mêmes droits. On a trop parié sur leur résistance. L’excuse “ils sont payés pour ça” n’est plus supportable. »

Quel est leur rapport au travail ? Recommanderaient-ils leur entreprise ? Comment évaluent-ils leur charge de travail ? Les questions fusent dans les directions des ressources humaines, avec des enquêtes rendues publiques… ou non. Supermood, plateforme d’écoute des collaborateurs, est de plus en souvent sollicitée. Avec trois fois plus de questions demandées par les clients sur ces thématiques-là, précisément. « Beaucoup de conneries sont écrites, déplore Kevin Bourgeois, cofondateur de la plateforme. Bien souvent, les articles s’appuient sur des convictions au lieu de certitudes étayées. » Prêter attention aux cadres est dans l’intérêt des entreprises, en raison même de la tertiarisation de l’économie.

« N’est-ce pas un problème de riches que de se poser pareilles questions, lâche Arnaud Monteil, et d’avoir ce niveau d’état d’âme ? » Des statistiques permettent de relativiser le coup de blues du cadre. Selon un sondage OpinionWay pour l’Observatoire de l’engagement, à paraître le 15 novembre, 68 % des managers (donc cadres) se disent très engagés, soit 10 % de plus que la moyenne des salariés.

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Trois questions à François Hommeril, président confédéral de la Confédération française de l’encadrement - confédération générale des cadres (CFE-CGE)

Comment vont les cadres aujourd’hui ?

Le moral des cadres n’est pas bon du tout. C’est un état qui perdure depuis longtemps. Le phénomène s’est intensifié. La population qui exerce des responsabilités au sein des entreprises, les opérationnels, les cadres sont stigmatisés par les gouvernements depuis plus de vingt ans maintenant. On leur demande de contribuer toujours plus et ils reçoivent toujours moins. L’augmentation des impôts sur le revenu touche principalement les cadres, quand on fait par ailleurs le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) qui a généré des dividendes supplémentaires, sans compter la dégressivité des allocations-chômage. Or les cadres sont les premiers contributeurs à la solidarité nationale intercatégorielle.

Mais les cadres ont toujours une image de privilégiés…

Ils ne le sont pas. Ils ont tellement été la réserve siphonnée par les gouvernements successifs pour financer des politiques inefficaces. La France est un pays en voie de régression économique. Il n’y a pas d’effort sans promesse. Et des dispositifs de soutien, les seuls exclus sont les cadres. Aussi, ces derniers se désinvestissent. Mais, sans eux, les entreprises coulent.

Faut-il craindre une grande démission spécifiquement des cadres ?

Mais elle a lieu. Il n’y a qu’à voir les difficultés de recrutement vécues par les dirigeants. Une étude est menée en interne pour rassembler des données quantitatives sur le sujet. Toutefois, ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Peut-être va-t-elle pousser les uns et les autres à ouvrir les yeux ?

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