Journalisme
Qui se souvient encore du Watergate ? Sans doute pas grand monde. Le suffixe «-gate», lui, a perduré, et désigne aussi bien des scandales politiques et industriels que des potins «people». La « gate-ification » est-elle toxique pour l'info?

[Cet article est issu du n°1958 de Stratégies, daté du 5 juillet 2018]

 

L'overdose guette… Audi-gate, Jeremstar-gate, Nutella-gate, Collomb-gate… Les scandales se suivent et ne se ressemblent pas. À un détail près: le suffixe «-gate», employé jusqu’à la nausée. «Lorsqu’on lit les gros titres, on a l’impression d’être dans un aéroport!», s’amuse Thierry Wellhoff, président de l’agence de communication corporate Wellcom.

On a en effet tendance à omettre que «gate» ne signifie rien d’autre que «porte» ou «portail». D’aucuns ont peut-être oublié l’affaire du Watergate - du nom du bâtiment où Richard Nixon menait les écoutes illégales qui mèneront à sa démission, en 1974. Mais l’inconscient, lui, n’efface rien, rappelle Mariette Darrigrand, sémiologue, chargée de cours à l’université Paris 13 et à la tête du cabinet d’études «Des faits et des signes»: «De manière plus ou moins souterraine, l’on se souvient du sens originel du suffixe “-gate”», estime-t-elle. «Symboliquement, l’utilisation de “-gate” signifie qu’une barrière a été franchie», analyse Emmanuel Sabbagh, directeur du planning stratégique de TBWA Paris.

Gate-ification de l'info

Passé les bornes, y'a plus de limites? Certains évoquent une «gate-ification» de l’info. De fait, on pourrait presque dresser un semainier du scandale : le lundi, le « -gate » va désigner un scandale sportif, le mardi, un scandale publicitaire, le mercredi, un scandale industriel. Et cætera. « Actuellement, le terme est très galvaudé », lâche Mariette Darrigrand. Galvaudé, voire utilisé à tort et à travers? «Autrefois, de puissants scandales ébranlaient le pays: sang contaminé, naufrage de l’Erika… Aujourd’hui, le terme scandale, et a fortiori, “gate” désigne tout et n’importe quoi, regrette Sacha Lacroix, directeur général de Rosapark. On assiste à une extension du domaine du scandale.»

Rien d’étonnant à cela, lorsqu’on s’essaie à une exégèse de la matrice, le Watergate, comme s’y emploie Emmanuel Sabbagh. «Dans l'affaire, on trouve trois composantes, énumère le planneur. Un scandale institutionnel, deux journalistes aguerris, Bob Woodward et Carl Bernstein, et une caisse de résonance, en l’espèce un journal, le Washington Post. 44 ans après, en 2018, ce triangle a explosé». Les cartes du scandale ont été singulièrement rebattues. Explication: «Aujourd’hui, chacun se croit journaliste, alors que la révolte contre les institutions, politiques, banques, grands groupes de médias, n’a jamais été aussi forte. Dans le même temps, le Washington Post a été remplacé par Facebook et Twitter, caisses de résonance mille fois plus puissantes que n’importe quel journal, aussi prestigieux soit-il». En somme, résume Emmanuel Sabbagh, «la “gate-ification” s’explique par l’abattage, un par un, des pans institutionnels. Zorro signait d’un “Z” lorsqu’il rétablissait la justice, la population elle, a le “gate”!».

Sensitivity readers

D’autant que nos contemporains semblent aussi délicats qu’une porcelaine chinoise. Ou paraissent tout du moins avoir la tête près du bonnet. Prompts à verser de chaudes larmes, tels une rosière du XIXe siècle, où à fulminer, en bon rageux décomplexés, les internautes voient des «gates» partout. «Dans notre culture de l’ego, notre société de l’opinion, tout le monde estime avoir quelque chose à dire et éprouve le besoin de l’affirmer haut et fort, urbi et orbi, grince Sacha Lacroix. Si tout à coup, quelqu’un émet une opinion divergente, 100 000 boucliers se lèvent. Le Point titrait d’ailleurs récemment sur “La tyrannie des susceptibles”À Hollywood, les studios emploient désormais des “sensitivity readers” qui relisent les scenarii pour devancer tout ce qui pourrait froisser les sensibilités...»

Perversité ? Opportunisme ? Cet épiderme ultraréactif, cette indignation facile font clairement les choux gras des médias. «Le “-gate” renvoie à la tradition immémoriale des “unes” racoleuses», rappelle Thierry Wellhoff. Il y a un an, le titre «Penelopegate» sonnait plus «sexy» que le «scandale Pénélope Fillon», par exemple. « Dans une logique du clic, le “-gate” est un argument extrêmement fort pour capter une population désireuse de couper les têtes institutionnelles », estime Emmanuel Sabbagh. Thierry Wellhoff voit même dans le terme un blanc-seing pour se livrer à des chasses à l’homme éhontées. « Le “gate”, qui feuilletonne sur les chutes de personnalités comme Messier ou DSK me rappelle la théorie du philosophe et anthropologue René Girard sur le bouc-émissaire. La société a mal et a besoin d’expier cette souffrance en la rejetant sur des figures jugées “scandaleuses”.»

On l’aura compris : tout concourt à une consommation – une boulimie? – médiatique du scandale. Laquelle n’est pas étrangère à la prolifération des thèses complotistes et autres fake news«Les faux journalistes que nous sommes se disent que le terme “gate” va rendre ma “fake news” beaucoup moins “fake”. Le suffixe est devenu un label», juge Emmanuel Sabbagh. La sémiologue Mariette Darrigrand ne dit pas autre chose: «Le “gate” apporte, certes, un “stress” médiatique intéressant sur un événement. Mais il permet surtout, bien souvent, d’estampiller la rumeur, de donner l’impression que l’on a vérifié une information pendant des mois… Et participe, du coup, d’un processus très malsain, où des personnes qui publient des choses peu déontologiques d’un point de vue journalistique deviennent les garantes d’une certaine morale…» En oubliant opportunément que le «gate» renvoie à la forme la plus pure de l’investigation.

Le leak supérieur au « gate »

Car même le plumitif le plus crapoteux peut s’avérer expert des règles du marketing. In fine, le terme «-gate» n’est rien d’autre qu’une forme de «branding», qui désignerait un genre de journalisme «premium». Emmanuel Sabbagh s’essaie d’ailleurs à l’élaboration d’une échelle du scandale médiatique. «Le “gate” est la noblesse du “clash”, qui lui-même est supérieur au “buzz”!»

Gate, clash, buzz. Cette trilogie – qui n’est pas sans rappeler les «Zip! Shebam! Pow! Blop! Wizz!» du Comic Strip de Gainsbourg – serait actuellement supplantée par un terme cousin: le «leak». Comme l’expose Mariette Darrigrand, «le “gate”, qui désignait un journalisme entendant jouer son rôle de quatrième pouvoir, est sorti du champ de l’enquête pour devenir une péripétie, comme on l’appelait dans le théâtre antique: un événement soudain qui entraîne un revirement. Le “leak”, lui, évoque des mois d’archivage, de recherches…»

Un travail de fourmi qui renvoie le «gate» au rang d’effet de manche commercial, d’exagération putassière. «Le Jeremstar-gate a marqué la fin d’un système, conclut un cycle, note Emmanuel Sabbagh. Comment un terme, qui désigne une affaire historique, mettant en scène un scandale d’État débusqué par deux journalistes chevronnés, aboutit-il aujourd’hui à un fait divers sordide impliquant une ex-starlette de la télé-réalité? Entre-temps s’est passé le XXIe siècle… La boucle est bouclée.» Polémique partout, scandale nulle part. Les médias ont-ils tué le «gate»?

Faux « gate » ou vrai scandale?

À une époque où les «gates» succèdent aux «leaks» qui eux-mêmes supplantent les «clashs» et les «buzz», il est bon, estime Mariette Darrigrand, sémiologue à la tête du cabinet d’études «Des faits et des signes», de rappeler les origines du terme «scandale». «Étymologiquement, le scandale, c’est la “petra scandali”, la pierre d’achoppement, un petit caillou qui fait chuter. Le mot est très ancien, biblique, avec une forte connotation morale. Dans son acception d’origine, le terme n’est plus usité, mais l’image reste. Aujourd’hui, il désigne quelqu’un qui fait un écart par rapport à la norme et finit par être puni… Le scandale, il faut bien l’avouer, est souvent sexuel. Dans notre société très permissive qui ne sait plus très bien où chercher sa norme morale et qui n’a pas reconstruit son système de valeurs, on est très vulnérable par rapport à des paroles d’autorité, comme la “gate-ification de l’info”. Il s’agit d’être vigilant vis-à-vis de toutes les formes d’éclaboussement qu’entraîne cette gate-ification, qui sert avant tout la sphère médiatique…»

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