Société
L'injonction connaît son petit succès depuis une dizaine d'années : afin de se réaliser pleinement, il s'agirait de «quitter sa zone de confort» à tout prix. Sous couvert d'encouragement positif à la liberté, l'expression ne cache-t-elle pas plutôt une violence sociale et managériale ?

Entre 19 et 21 degrés. C’est entre ces deux températures réputées optimales – émollientes, mais pas trop – que s’est longtemps située la « zone de confort ». En tout cas, telle que définie sur les radiateurs. Pourtant, depuis quelques années, l’évocation de la fameuse « comfort zone » ferait plutôt glacer le sang de certains. « De grâce, peut-on arrêter de me dire de quitter ma zone de confort ? », suppliait en novembre dernier Melody Wilding, travailleuse sociale et professeur au Hunter College de New York, dans une tribune du Guardian.

Cela fait déjà presque une décennie que l’injonction a cours [lire encadré]. « Il est devenu impossible d’échapper à ces gourous et ces influenceurs qui martèlent à longueur de réseaux sociaux que le choix de la sécurité est celui du sabotage de soi », gémit Melody Wilding. Il est vrai que l’antienne a connu, chez les conformistes béats et les amateurs de phrases toutes faites, le même engouement que l’épouvantable « c’est que du bonheur ». Mais son message n’est pas tout à fait le même.

« Dès lors que l’on recherche “zone de confort” sur Google, on tombe immédiatement sur des conférences liées à la performance, comme ce TED Talk intitulé “Pourquoi le confort va détruire votre vie”. L’on y incite à renverser la table, avec cette certitude que tout un chacun, s’il est agile, s’il est “slasher” (polyvalent), peut tout plaquer sans la moindre angoisse », remarque Justine Cavanié, planneuse stratégique chez La Chose. Celle-ci pointe aussi des publicités récentes, comme ce visuel pour Cadremploi et son accroche « Retrouvez votre sens de l’humour, démissionnez ! ». Signée « Ayez l’ambition d’être heureux », la campagne cultive le même ton extatique que le « Souriez, c’est lundi ! » de Régions Job. Quitter sa zone de confort, c’est que du bonheur ?

Esprit sportif

« Oui, on nous vend prétendument une mécanique du bonheur, estime Deborah Marino, directrice générale adjointe en charge de la stratégie chez Publicis Luxe. Mais in fine, en adhérant à cette pensée, on ne fait que succomber à un modèle managérial : un modèle plus rentable, qui produit des individus plus performants, sous couvert de coolitude totale et sous prétexte de construire une originalité. »

Impossible de se pencher sur l’épineuse question de la zone de confort – et sur la nécessité ou non d’en sortir – sans penser aux travaux d’Alain Ehrenberg. Surtout à son ouvrage Le Culte de la performance : « Nous sommes désormais sommés de devenir les entrepreneurs de nos propres vies », écrit le sociologue, qui évoque la montée en puissance des valeurs de la concurrence économique et de la compétition sportive dans la société française, qui propulsent « un individu-trajectoire à la conquête de son identité personnelle et de sa réussite sociale. »

La figure des champions sportifs, notamment, est devenue « un symbole d'excellence sociale alors qu'avant les années 1980, les sportifs étaient signe de l'arriération populaire », rappelle Ehrenberg. Le footeux ou le marathonien sont également devenus des référents en entreprise… « Jamais les entreprises ne se sont autant préoccupées de la motivation de leurs salariés, particulièrement les plus jeunes, remarque Tomas Couvry, planneur stratégique chez CLM BBDO. Les managers se transforment en coachs lifestyle, avec une banalisation du vocabulaire sportif : “team building”, “hackathon”, “ce qui ne te “challenge” pas ne te change pas”, “no pain, no gain”… On gère ses équipes avec des formules de crossfit. Il est tentant de s’identifier à une équipe de sport US, mais il n’est pas certain que ces méthodes, qui ont sans doute fait leurs preuves pour ce qui concerne le dépassement physique, ne soient pas contre-productives pour ce qui est des professions intellectuelles. » Et de citer –décidément ! – LA conférence TEDx de référence sur la fameuse zone de confort, « dans laquelle Yubing Zhang, une étudiante de Stanford, expose sa philosophie de vie, établie à partir de son expérience de saut à l’élastique... Mais les missions professionnelles, qui demandent souvent concentration et investissement sur plusieurs mois, ne s’apparentent à des sports extrêmes que très rarement. » Pour le moins.

Confortable et coupable

De l'ordre de la pensée magique néolibérale, l’injonction à quitter sa « comfort zone », pour imprécise qu’elle soit, ne manque pas, paradoxalement, de générer du malaise. Voire une intense culpabilité. « L’implicite, c’est que si l’on ne sort pas de sa zone de confort, c’est que l’on est médiocre, peureux… Un peu comme si l’on s’enfonçait dans son canapé pourri, avec pour seule perspective de se jeter par la fenêtre pour se sentir pousser des ailes… Sans quoi on se retrouvera immédiatement disqualifié de notre société de performance », grince Christine Milan, consœur de Deborah Marino à la direction générale adjointe en charge de la stratégie de Publicis Luxe.

Mais ceux qui s’épanouissent dans leur zone de confort font-ils vraiment l’éloge de la paresse ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, l’image du frileux, voire du « slacker », personnage fétiche des comédies américaines, feignasse encastrée dans son sofa, lui colle à la peau. « Maintenant, les losers sont ceux qui choisissent un boulot purement alimentaire, contrairement à ceux qui choisissent de croire au mythe du “métier passion”, celui dans lequel on s’engage corps et âme comme en religion, analyse Justine Cavanié. Dans ce discours très "start-up nation", qui a depuis longtemps dépassé les cercles parisiens de la tech, de la com et des médias, la sécurité de l’emploi n’est pas le plus important. Le plus important, c’est d’être passionné. » Et de relater cette savoureuse anecdote : celle de ces cadres du tertiaire qui, valisette à la main, piaffaient de quitter définitivement la bien étriquée zone de confort. « Il y a cinq ans, je n’entendais autour de moi que des amis qui prenaient des cours de céramique, ou voulaient apprendre à travailler le cuir, avec pour ambition de monter leur boîte. » Avant de revenir fissa, pour la plupart, dans le cadre rassurant de la « comfort zone ».

Perte de repères

Car tout le monde n’est pas équipé pour se lancer dans le grand voyage. Alain Ehrenberg, encore : « Enjoint de décider et d'agir en permanence dans sa vie privée comme professionnelle, l'individu est en même temps un fardeau pour lui-même. Tendu entre conquête et souffrance, l'individualisme présente ainsi un double visage (…) Ce style de vie, qui passe nécessairement par la prise de risque, invite chacun à devenir responsable de soi dans un univers de plus en plus marqué par l’incertitude et la complexité. » Une distorsion qui peut mener jusqu’à la perte complète et brutale de repères, voire le burn-out, comme le rappelle Melody Wilding dans sa tribune du Guardian : « J’ai appliqué cette philosophie pendant des années : chaque jour était un nouveau cocktail de peur. »

  « Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque. À te regarder, ils s’habitueront. » En écrivant ces vers en 1950 dans Les Matinaux, le pauvre René Char, poète et résistant, aurait-il pu imaginer qu’ils seraient cités à l’envi, telle une profession de foi, par de grandes bourgeoises et des patrons du CAC 40, de Cécilia Sarkozy à Jean-Marie Messier ? Rien de surprenant : on peut y entendre un désir de réinvention permanente, au mépris des conventions et du regard des autres. Quitter sa zone de confort, c’est sans doute plus facile lorsqu’on a grandi, ou que l’on évolue déjà dans un grand confort…

« L’injonction à sortir de sa zone de confort porte en elle une obligation à la jeunesse, une peur panique de l’obsolescence programmée... Alors que précisément, l’un des signes de la maturité, c’est d’avoir trouvé sa zone de confort, savoir où l’on est bon, où l’on est juste », résume Deborah Marino. « Il existe une différence entre inertie, fossilisation, et expertise, poursuit Christine Milan. Demandez à un ébéniste de 50 ans s’il veut sortir de sa zone de confort… Je ne suis pas sûre qu’il accepte, alors qu’il a atteint le sommet de son art ! »

La génération Z : déja hors-zone

Pour autant, s’il est un lieu où il peut être salvateur de quitter la « comfort zone », c’est bien celui de la vie intellectuelle, nuance Manon Le Roy-Oclin, planneuse stratégique chez BETC. « Le danger des zones de confort, c’est la “filter bubble”, le fait de se complaire dans ses schémas de pensée. En ce cas, le confort est un système qui appauvrit : dans les études “prosumers” [consommateurs en avance sur les tendances] que nous menons chez BETC, 47 % des interrogés estiment que les réseaux sociaux réduisent notre esprit critique parce qu’ils nous confortent dans nos opinions, 60 % indiquent que la société dans laquelle nous vivons est devenue intellectuellement paresseuse… Selon moi, la question de la zone de confort pose avant tout la question de la curiosité, de la rencontre de l'autre. »

 Un autre qui, dans le futur, pourrait néanmoins se montrer carrément allergique aux discours du type « comfort zone ». « Le monde de l’entreprise continue à s’appuyer sur le système de valeur des années 1990 – dérèglementation, prise de risque, esprit de compétition – alors que les études portent à croire que la génération Z va tout bousculer, lâche Tomas Couvry. En Suède, par exemple, de nombreuses initiatives démontrent que diminuer le temps de travail améliore la rentabilité. Par ailleurs, les plus jeunes, exposés depuis toujours à l’instabilité, sont d’autant plus sensibles à l’altruisme, à la capacité à s’inscrire dans un projet commun, à la réassurance et… à la promesse de confort. »

 En voie de ringardisation terminale, l'horripilante expression « zone de confort » va-t-elle regagner le seul territoire qu’elle n’aurait jamais dû quitter : celui du jargon des chauffagistes ?

La zone de confort, une contrée ancienne

Dès 1908, les psychologues Robert M. Yerkes and John D. Dodson (1908) théorisent la notion de « comfort zone » ou « zone de confort ». Selon les spécialistes, « l'anxiété améliore les performances jusqu'à un certain seuil estimé optimal. Au-delà, cet effet se détériore à mesure que des niveaux plus élevés d'anxiété sont atteints. » En 1991, le livre de gestion entrepreneuriale intitulé Danger in the Comfort Zone de Judith M. Bardwick utilise le terme scientifique pour le transposer dans le domaine du développement personnel. Depuis, le terme, même si galvaudé, connaît un succès non démenti, probablement en partie grâce au relais des conférence TED, friandes de ce genre de concepts.

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