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Créé il y a une trentaine d'années, l'hégémonique logiciel de Microsoft se décline aujourd'hui dans tous les domaines, des écoles aux ministères en passant par les mariages. La « Powerpointisation » des esprits est-elle une fatalité ?

On pourrait parler de point d’orgue, d’apothéose, de moment paroxystique. De bouquet final étourdissant qui vient clore un spectacle bien rodé : celui d’une présentation Powerpoint. La slide « merci » fait figure, en entreprise, de sommet esthétique. D’une certaine esthétique, tout du moins. Laquelle répond à certains canons. « Tout comme dans l’introduction d’un Powerpoint, dans la slide “merci”, il ne faut pas hésiter à glisser une citation inspirante de quelqu’un de connu. Ça peut être du Platon, du Steve Wozniak, de l’Elon Musk, du Gandhi, ou encore une phrase d’un théoricien de la programmation neurolinguistique (de préférence en reprenant une idée mal comprise) », raille Marcel P., trentenaire salarié d’une grande société de téléphonie qui enchaîne sans faillir, dans son activité professionnelle, les présentations Powerpoint. Cet expert du PPT pointe la créativité visuelle échevelée engendrée par la slide « merci », qui remercie les auditeurs d’avoir eu l’amabilité d’écouter une présentation. Sur cette slide en forme de climax, certains donnent tout. « Typographies extravagantes, photos de petits Africains qui trient des enjoliveurs, ou image de main de femme aux ongles laqués qui salue l’auditoire, on trouve de tout et surtout du n’importe quoi. » La slide « merci », terrain de l’absurde ?

Celle-ci donne en tout cas, sur le web, lieu à de véritables débats talmudiques. La slide « merci » sert-elle vraiment à quelque chose ? Est-elle le « tue-l’amour » de la présentation Powerpoint, comme vont jusqu’à affirmer certains esprits subversifs ? N’est-il pas plus sympa de dire « merci » à voix haute, finalement ? À l’heure où nous écrivons, la bataille d’Hernani sur la slide « merci » n’a toujours pas été tranchée.

500 millions d’utilisateurs par jour

Quoi qu’il en soit, que de passion ! Créé en 1987, perçu au départ comme un simple plus-produit de la suite bureautique de Microsoft, le logiciel continue à étendre son hégémonie : 500 millions d’utilisateurs par jour y peaufinent leurs « prez » [présentations]. En 2018, le youtubeur Pierre Croce, étudiant en commerce, se produisait à l’Olympia avec un spectacle intitulé « Powerpoint comedy ». « Tout un discours “méta” s’est développé autour de Powerpoint, remarque Louis Chahan, planneur stratégique chez BETC. Le logiciel est devenu un objet culturel à part entière : dès 2006, un collectif berlinois, la Zentrale Intelligenz Agentur, a lancé le Powerpoint Karaoké, une improvisation sur des slides en mode Oulipo [Ouvroir de littérature potentielle, association d’artistes comprenant Raymond Queneau, Italo Calvino ou Georges Pérec]. »

Pour ce qui est de l’esthétique, comme les errances de la slide « merci » l’illustrent, le logiciel est marqué du sceau de l’infamie. « Le PPT est aujourd’hui un topos pour parler du mauvais goût, poursuit Louis Chahan. Fondus enchaînés, visuels qui tournent sur eux-mêmes… Le PPT est souvent synonyme de débandade créative. Particulièrement dans les Powerpoint de mariage, lieu de tous les délires. » La séduction du PPT est telle que les slides se sont insinuées dans les vies privées…

Un outil immuable

« Le Powerpoint est un mode de pensée qui envahit tout. Au départ lié au monde de l’entreprise, il est désormais utilisé dans tous les domaines d’activité, de l’école aux ministères », résume Franck Frommer. Cet ancien journaliste qui officie aujourd’hui en entreprise publiait en 2010 cet ouvrage au titre sans ambiguïté : La pensée PowerPoint : Enquête sur ce logiciel qui rend stupide (éditions La Découverte). Près de dix ans après, il estime qu'il pourrait « écrire quasiment le même livre ». « PPT constitue une forme d’expression totale qui réunit tout ce qui parle à nos contemporains : langage, forme, esthétique, capacité à se représenter. De nos jours, c’est à peine si l’on ne donne pas des cours de PPT au collège », lâche-t-il. En 2016, Najat Vallaud-Belkacem signait avec le président de Microsoft France un contrat permettant l’installation de la suite Office dans les écoles, pour permettre aux chères têtes blondes et à leurs pédagogues d’accéder « aux compétences du 21ème siècle ».

De là à parler de génération Powerpoint… voire de Powerpoint nation ? « Dans les entreprises, l’externalisation des expertises est telle que l’on voit arriver en réunion des cartons de slides fabriquées en Inde… La “start-up nation” étant l’incarnation de ces évolutions, je ne serais pas étonné que les experts de la Macronie soient de fervents utilisateurs de Powerpoint. » Car si l’utilisation du PPT s’est étendue, « ce qu’il instille à l’outil, c’est-à-dire une idéologie managériale, n’a pas changé », note Franck Frommer. Comme il y a dix ans, l’ex-journaliste déplore « la simplification de la pensée à l’œuvre dans ces présentations chatoyantes et rapides. Le PPT conduit à un formatage des esprits, c’est jivaresque ! » Marcel P., notre expert ès PPT, décline ainsi les règles implicites de l’exercice : « Une slide par idée, décomposée sous la forme d’une liste à puce, car la complexité inhérente à tout sujet disparaît miraculeusement dès lors qu’elle peut être déclinée sous la forme d’une recette de cuisine ! »

Interdit chez Amazon

La révolte anti-Powerpoint serait-elle en marche ? En 2017, le patron d’Amazon Jeff Bezos interdisait les présentations PPT au sein de l’entreprise. Joli coup de com, mais pour autant, soupire Franck Frommer, « Powerpoint est devenu un medium indispensable. En réunion, on juge toujours le travail fourni à la présence d’un PPT… » « L’outil est incontournable, appuie Louis Chahan. Tu veux un PPT de quelle taille ? Tu veux combien de slides ? Autant de questions qui reviennent au quotidien. »

Dans l'ombre de l’hégémonique PPT, un outil beaucoup plus low-fi se préparerait discrètement, selon Franck Frommer, à envahir durablement les entreprises. « Si j’écrivais un livre aujourd’hui, il porterait sur les nouvelles méthodes “agiles” de management – et notamment l’utilisation du post-it. De plus en plus employé dans les brainstormings, il déferle sur les paperboards, tout en permettant de dire aussi peu de choses qu’une slide Powerpoint… » Du moment qu'on peut y écrire « merci »…

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